Lohrasp

Guschtasp tue le Loup de Fasikoun

Quand ils furent arrivés près de la forêt et de la tanière du loup, Mirin trembla en pensant à ce loup terrible et montra à Guschtasp, avec son doigt étendu, le lieu où se tenait le dragon et lui et Heischoui s’en retournèrent dans leur terreur, le cœur gonflé et les yeux pleins de larmes de sang.

Heischoui, en quittant cet homme qui portait haut la tête, dit :

Nous ne le verrons plus.

Hélas !

quelle taille, quel bras, quel visage, quelle force et quelle massue !

Guschtasp s’approcha de la forêt, son cœur avide de combats devint soucieux ; il descendit de son destrier plein de fierté et se mit à prier le Maître du monde, disant :

Ô Dieu !

le très-saint, le nourricier de tous les êtres, toi qui diriges la rotation du sort, viens à mon aide dans ce danger, aie pitié de l’âme du vieux Lohrasp.

Si ce puissant dragon, que les hommes dépourvus de sens appellent un loup, parvient à me vaincre, mon père, quand il le saura, poussera des cris et en perdra le sommeil ; il restera dans l’excès de sa douleur comme un insensé, errant partout, poussant des cris et cherchant mes traces ; et si je m’enfuis, effrayé par cette bête méchante, j’aurai à voiler ma tête de honte devant la foule.

Il dit et remonta sur son destrier, poussant des cris, bouillant d’ardeur, tenant en main son épée et l’arc suspendu au bras, c’est ainsi qu’il s’avança prudemment et le cœur gonflé de sang.

Quand il fut arrivé dans le fourré, il fit éclater sa voix comme le tonnerre qui sort d’un nuage de printemps.

Le loup l’aperçut à l’entrée de la forêt, poussa un cri qui monta jusqu’aux nuages noirs et déchira de ses griffes la surface du sol comme un lion ou un vaillant léopard.

Guschtasp vit ce dragon, il frotta son arc et le tendit ; rapidement comme le vent il fit pleuvoir des flèches sur le loup : son arc fut pour lui comme un nuage printanier qui lance la foudre.

La bête féroce ayant été blessée par les traits de Guschtasp, la douleur réveilla son courage ; saisie de fureur, elle s’élança en courant comme un grand dromadaire, les cornes en avant, à la manière des cerfs, le corps endolori par ses blessures et le cœur gonflé de sang.

Arrivée près du cavalier, elle donna un coup de défense contre le flanc noir du cheval et le déchira depuis les testicules jusqu’au nombril.

Guschtasp tira son épée, mit pied à terre, frappa le loup au milieu de la tête et lui fendit les épaules, le dos et la poitrine.

Guschtasp se prosterna devant le Maître des bêtes féroces, le maître de toute science, le maître du bonheur et du malheur et rendit hommage au Créateur, disant :

Ô toi qui as créé le monde, tu es le guide de ceux qui se sont égarés, tu es le maître suprême, le distributeur de la justice, le Dieu unique.

Tout accomplissement de nos vœux et toute victoire ne dépendent que de ta volonté, toute majesté et toute science ne portent que ton nom.

Il se releva après cette prière, arracha au loup ses deux longues défenses et sortit à pied de la forêt ; il marcha jusqu’à ce qu’il eût atteint la mer.

Là étaient assis au bord de l’eau Heischoui et Mirin, pleins de soucis, ne parlant que de ce qui s’était passé ; leurs discours roulaient sur Guschtasp et le loup et ils dirent :

Hélas !

Ce brave et vaillant cavalier est maintenant engagé dans un grand combat et déchiré par les griffes du loup.

Quand Guschtasp parut à pied, les joues couvertes de sang et rouges comme la fleur de fenugrec, ils l’aperçurent, se levèrent brusquement et se mirent à pousser des cris de détresse.

Ils le pressèrent dans leurs bras avec pitié, les joues pâles, les cils inondés de larmes comme d’une pluie printanière, demandant comment s’était passé son combat contre le loup et racontant combien leurs cœurs avaient éprouvé d’anxiété pour lui.

Guschtasp dit à Heischoui :

Ô homme de bon conseil, il n’y a donc dans Roum aucune crainte de Dieu, pour que depuis de longues années on laisse de cette façon vivre dans le pays un dragon féroce, qui tue tous les hommes et pour qui le Kaisar n’était pas plus qu’une poignée de poussière ?

Je l’ai fendu en deux avec l’épée de Selm et je vous ai délivré de toute cette terreur.

Allez et hâtez-vous de voir cette merveille, regardez ce vil monstre auquel j’ai déchiré la peau.

A le voir, on dirait que c’est un éléphant énorme et qui remplit toute la forêt par sa largeur et sa longueur.

Tous les deux se rendirent à la forêt en courant, heureux de ces paroles et l’âme tranquille.

Ils y aperçurent un loup grand comme un éléphant, avec des griffes de lion et de la couleur d’un crocodile, fendu en deux d’un seul coup : depuis la tête jusqu’au milieu du corps, comme si l’on avait taillé deux lions dans une seule peau.

A cette vue, ils s’étendirent en louanges sur cet homme illustre, qui était comme le soleil de la terre.

Ils revinrent de la forêt le cœur joyeux et descendirent de cheval auprès de ce lion valeureux ; Mirin lui offrit des présents dignes d’un homme vaillant, mais il n’accepte qu’un autre cheval et s’en retourna à sa maison.

Quand il arriva du bord de la mer vers le lieu de son repos, Kitaboun au cœur clairvoyant alla à sa rencontre et lui dit :

Où as-tu trouvé cette cotte de mailles, puisque tu n’es parti d’ici que pour la chasse et cette épée damasquinée qui fendrait une enclume ?

Il lui répondit :

Ô toi dont les joues ressemblent à la lune, écoute-moi !

Sache, mon âme, qu’il est venu une compagnie d’hommes riches de mon pays et quelques-uns de mes parents m’ont fait présent de cette cotte de mailles, de cette épée et de ce casque en prenant congé de moi.

Kitaboun apporta du vin parfumé comme de l’eau de roses et en but avec son mari jusqu’à ce qu’il fût temps de dormir.

Ces deux jeunes gens, qui observaient les astres, se couchèrent heureux, mais Guschtasp bondit à tout moment dans son sommeil ; car il rêvait de son combat avec ce loup qui ressemblait à un vaillant et furieux dragon.

Kitaboun lui dit :

Qu’y a-t-il donc cette nuit, que tu trembles ainsi, quoique personne ne te touche ?

Il répondit :

J’ai rêvé de ma fortune et de mon trône.

Alors Kitaboun comprit que par sa naissance il était de rang tout à fait royal, qu’il était un grand personnage, mais qu’il ne voulait pas le lui dire ni demander du pouvoir au Kaisar.

Guschtasp lui dit encore :

Ô toi, au visage de lune, à la stature de cyprès, au sein d’argent, au parfum de musc !

Prépare tout pour que nous puissions partir pour l’Iran et nous rendre dans le pays des braves : tu y verras un royaume rempli de splendeur et un roi juste et généreux.

Kitaboun lui répondit :

Ne parle pas follement, ne te décide pas à partir dans un moment d’impatience.

Si tu as l’intention de quitter ce pays, entends-toi d’abord avec Heischoui ; il se peut qu’il te fasse traverser la mer sur sa barque, car quand il t’a amené dans cette barque, le monde en a été rajeuni.

Quant à moi, je resterai ici dans un long deuil, car je ne sais quand je te reverrai.

Ils se mirent alors à pleurer dans leur lit, sur l’avenir et à se consumer du feu intérieur de leur douleur.

Mais lorsque le soleil dans sa rotation commença à briller dans la voûte du ciel, les jeunes époux, pleins de prévoyance et le cœur rempli d’espoir, se levèrent de leur lit moelleux et firent des préparatifs pour leur départ, disant :

De quelle manière le ciel va-t-il tourner au-dessus de nous, est-ce avec colère ou avec faveur ?

Mirin, de son côté, partit comme le vent, se rendit en toute hâte auprès du Kaisar et lui dit :

Ô illustre et puissant maître !

les ravages de ce loup sont finis, le corps de ce dragon remplit toute la forêt et je voudrais que tu allasses voir cette merveille.

Il est arrivé sur moi pour m’attaquer, mais mon bras lui a asséné un coup qui l’a fendu de la tête jusqu’au milieu du corps et le cœur du Div a tremblé de ce coup.

À ces paroles, le Kaisar se redressa, ses joues pâles se colorèrent, il ordonna qu’on fît partir de la ville des bœufs, des voitures et des tentes, qu’on préparât un lieu de festin et qu’on y envoyât du vin, de la musique et des échansons.

Ils se mirent en route, avec des bœufs qui traînaient des voitures, pour cette forêt célèbre à cause du loup ; en arrivant, ils virent cet éléphant furieux fendu par un coup d’épée de la tête jusqu’au milieu du corps, le firent traîner dehors sur la prairie par de forts bœufs attelés aux voitures et le monde regarda ce vieux loup, que dis-je, un loup !

Ce terrible lion.

Quand le Kaisar vit le corps de cet éléphant furieux, il se frotta de joie les mains et le même jour appela le chef du Diwan dans son palais, donna sa fille à Mirin et fit écrire une lettre à tous les grands, à tous les évêques, à tous les patriciens et à tous les chefs, que Mirin, le lion, le plus fier des fils du Roum, avait délivré le pays du loup formidable.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021