Keï Khosrou

Les Touraniens entourent le mont Hemawen

...

Lorsque le soleil brillant montra sa couronne et qu’il commença à verser du camphre sur son trône d’ivoire, Thous avait déjà fait dix farsangs pendant que ses ennemis fatigués dormaient encore.

Il continua de marcher jour et nuit, le cœur soucieux, les lèvres privées de nourriture, les yeux remplis de sang, l’âme blessée et rendue noire comme le plumage du corbeau par ses angoisses.

Arrivé près du mont Hemawen, il arrêta son armée au pied de la montagne et dit à Guiv :

Ô homme prudent, illustre et brave, tu marches depuis trois jours sans dormir et sans manger ;

Aie soin de toi, prends du repos et de la nourriture, répare le désordre de tes vêtements et dors, car je ne crois pas que Piran nous suive à l’heure même pour recommencer le combat.

Laisse à Bijen le commandement de celles de nos troupes qui sont le moins fatiguées et pars pour la montagne.

Guiv entra dans les montagnes avec les blessés ;

Las de la vie et fatigué du monde, il les conduisit au château, choisit les moins épuisés d’entre eux pour le garder et dit à tous :

Cette crête de montagne est notre demeure, maintenant tâchez de guérir.

On envoya des vedettes dans la plaine pour que l’ennemi ne pût passer ;

Et tels étaient les cris des sentinelles et le bruit des clochettes, que tu aurais dit que la montagne et les rochers bondissaient.

Quand le soleil parut au-dessus du mont Hemawen, les vedettes des Touraniens s’approchèrent des bords du fleuve et un bruit s’éleva du camp de Piran, comme si la terre eût tremblé.

Le Sipehdar du Touran amena son armée sur le champ de bataille rapidement comme la flamme, en disant à Houman :

Le combat d’aujourd’hui ne sera pas long ;

Tous les cavaliers de l’Iran sont morts ou blessés et hors de combat.

Il fit battre les timbales, dont le bruit retentit dans la plaine ;

Il marcha en avant de l’armée ; et lorsque lui et ses braves arrivèrent sur le champ de bataille, ils le virent couvert de tentes, mais désert.

Un espion s’approcha de Piran et lui dit :

Il ne s’y trouve pas un homme de l’armée des Iraniens.

Un cri de joie éclata dans les rangs des Touraniens, puis ils prêtèrent l’oreille aux paroles de Piran, qui dit à ces hommes de sens :

Ô illustres et nobles Mobeds, que dites-vous, que conseillez-vous, maintenant que l’ennemi a disparu ?

Les cavaliers de l’armée, jeunes et vieux, répondirent d’une voix au Pehlewan :

Les Iraniens ont fui devant nous, nos ennemis sont battus, le champ de bataille est entièrement plein de sang et de poussière ;

Ce n’est pas le moment d’avoir peur et de craindre nos adversaires, il faut suivre leurs traces ;

Leur terreur doit-elle nous confondre et nous arrêter ?

Pour échapper au vent, ils se sont jetés dans l’eau et ils ne se presseront pas de sortir de l’inaction.

Piran répondit :

Dans la guerre, celui qui sait attendre fatigue le pied de celui qui se hâte.

Afrasiab a réuni autour de lui une armée vaste comme les eaux de la mer ;

Attendons que cette grande armée de braves et de héros nous arrive et alors nous ne laisserons personne en vie dans l’Iran.

C’est l’avis de la sagesse.

J’ai dit.

Mais Houman lui répondit :

Ô Pehlewan, que ton esprit ne s’inquiète pas.

Il y avait là une armée toute composée de Pehlewans et de cavaliers qui lançaient le lacet, qui frappaient de la massue et du poignard ;

Et maintenant il ne reste que les tentes et leurs enceintes et les hommes sont partis.

Sache qu’ils sont partis par nécessité, qu’ils nous ont montré le dos sans retour.

Attendrions-nous donc qu’ils fussent arrivés auprès de Khosrou, qu’ils eussent reformé leurs troupes à sa cour ?

Rustem accourrait alors du Zaboulistan pour nous combattre et il viendrait un temps où nous déplorerions ce délai.

Il faut sur-le-champ nous préparer à les attaquer ;

Il faut concerter des ruses et des stratagèmes.

Nous sommes sûrs de nous emparer de Gouderz, du Sipehdar Thous, du drapeau impérial, des éléphants et des timbales et cela vaudra mieux que d’attendre ici.

Le Pehlewan lui répondit :

Puisses-tu toujours veiller sur nous !

Puisses-tu rester heureux !

Fais ce que ta bonne étoile et ton sens droit t’inspirent, car ta stature s’élève au-dessus de la voûte du ciel.

Le Sipehdar Piran suivit alors avec l’armée du Touran les traces des Iraniens et il dit à Lehhak :

Ne reste pas ici, pars à l’instant avec deux cents cavaliers, ne défais pas ta ceinture et va voir où sont les Iraniens.

Lehhak partit comme le vent, il ne pensa ni à manger ni à dormir ;

Et lorsque la moitié de la nuit sombre fut passée, il aperçut les vedettes des Iraniens sur la plaine noire, il entendit sur la montagne le bruit de l’armée et le son des clochettes.

Il ne jugea pas qu’il dût s’arrêter, revint sur ses pas et donna à Piran des nouvelles des Iraniens, en disant :

Ils sont dans le mont Hemawen et en gardent l’approche contre une surprise.

Piran dit à Houman :

Use de la bride et des étriers ;

Prends une partie de nos guerriers, des braves et illustres cavaliers qui portent haut la tête.

Les Iraniens se sont réfugiés sur le mont Hemawen avec toute leur armée et leurs drapeaux.

Une lutte fatigante nous attend ;

Exerce donc ton esprit et trouve un moyen de salut.

Si tu pouvais t’emparer de ce vil étendard de Kaweh, le jour de nos ennemis deviendrait sombre.

Si tu es vainqueur, coupe en morceaux avec ton épée tranchante le drapeau et sa lance.

Moi-même je te suivrai sans délai ni retard, rapidement comme le vent.

Houman choisit trente mille cavaliers touraniens armés de boucliers et d’épées.

Lorsque le brillant soleil montra sa couronne et qu’il commença à verser du camphre sur son trône d’ivoire, on vit de loin la poussière que soulevait une armée et les sentinelles crièrent de leurs tours :

Une armée de Turcs parait et la poussière monte au-dessus des nuages noirs.

Thous entendit ce cri et revêtit sa cuirasse ;

Les clairons et les timbales résonnèrent et les cavaliers iraniens en masse formèrent leurs rangs au bas de la montagne.

Quand Houman vit cette grande armée ; quand il vit les chefs brandir leurs massues et leurs épées et bondir et rugir comme des lions féroces ;

Quand il aperçut au-devant de l’armée le drapeau de Kaweh, il s’adressa à Thous et à Gouderz, disant :

Vous êtes partis de l’Iran avec des éléphants et des timbales, vous avez envahi le Touran, vous avez lancé votre armée sur ce pays.

Pourquoi donc vous êtes-vous établis dans une montagne comme des bêtes fauves ?

Avez-vous peur des braves du Touran ?

N’en êtes-vous pas honteux, n’en rougissez-vous pas ?

Trouvez-vous sur ces rochers et sur ces pierres de la nourriture, du sommeil et du repos ?

Demain quand le soleil se lèvera au-dessus de ces hauteurs, je ferai de tes retranchements une mer de sang, je t’emmènerai de cette haute montagne les mains liées avec la courroie d’un lacet, je t’enverrai auprès d’Afrasiab privé de nourriture, de repos et de sommeil.

Ignores-tu donc que cette retraite ne te sauvera pas et que ces rochers te feront verser des larmes ?

Il envoya en toute hâte à Piran un messager monté sur un dromadaire et lui fit dire :

Cette affaire tourne autrement que nous n’avions pensé et que nous n’avions calculé quand nous avons voulu les attaquer.

Toute la montagne est couverte de lances et de timbales et derrière Gouderz et Thous flottent leurs drapeaux.

Lorsque le jour brillant poindra et que l’astre qui éclaire le monde aura paru, trouve-toi ici avec ton armée prête pour le combat et noircis de tes troupes la surface de la plaine.

Le messager arriva auprès de Piran, qui s’émut en apprenant ce que Houman avait dit ;

Il partit pendant la nuit sombre et à l’heure du sommeil et marcha avec son armée qui ressemblait aux flots de la mer.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021