Keï Kaous

Combat de Kaous contre le roi du Mazenderan

...

Aussitôt que Rustem eut quitté le Mazenderan, le roi des magiciens se prépara à la guerre ; il fit sortir ses tentes de la ville et avancer son armée dans la plaine ; et lorsque la poussière s’éleva sous les pieds de cette multitude, la splendeur du soleil disparut, on ne vit plus ni plaines, ni déserts, ni montagnes et la terre se fatiguait sous les pieds des éléphants.

Ainsi s’avança l’armée avec rapidité et personne ne resta en arrière au moment du départ.

Quand le roi Kaous reçut la nouvelle de l’approche de l’armée des Divs, il ordonna à Rustem de se ceindre le premier pour le combat ; puis il prescrivit à Thous et à Gouderz, aux fils de Keschwad, à Guiv, à Gurguin et à tous les nobles, de disposer l’armée et de rendre brillants les lances et les boucliers.

Les tentes du roi et des grands furent envoyées vers le désert du Mazenderan ; l’aile gauche fut confiée à Thous fils de Newder et le cœur des montagnes résonnait du bruit des trompettes d’airain.

Gouderz et Keschwad commandèrent l’aile droite et couvrirent de fer toutes les montagnes ; le roi Kaous se plaça au centre de l’armée et les lignes de l’armée s’étendirent au loin.

Au-devant de tous se tenait Rustem au corps d’éléphant, qui n’avait jamais éprouvé de défaite dans un combat.

Un des grands du Mazenderan portait sur son épaule une massue pesante ; il s’appelait Djouia ; son ambition était grande ; il brandissait sa massue et en frappait tout ce qu’il rencontrait.

Il partit avec la permission du roi et courut vers Keï Kaous.

Sa cuirasse brillait sur sa poitrine et les flammes de son épée consumaient la terre.

Il vint et s’approcha des Iraniens ; les montagnes tremblèrent à sa voix ; il dit :

Quiconque veut me combattre devrait être un homme pouvant changer l’eau en poussière.

Personne ne sortit des rangs pour combattre Djouia ; tu aurais dit que leurs fibres ne vibraient pas, que leur sang ne coulait pas dans leurs veines.

Le roi Kaous s’écria d’une voix forte :

Qu’y a-t-il, mes braves, mes hommes de guerre, que vos cœurs soient troublés par ce Div, que vos visages deviennent sombres à sa voix ?

Les guerriers ne donnèrent aucune réponse au roi ; tu aurais dit qu’à l’aspect de Djouia l’armée était devenue semblable à une fleur fanée.

Mais tout à coup Rustem saisit les rênes de son cheval et éleva la pointe brillante de sa lance au-dessus de son épaule, en disant :

Que le roi m’accorde la permission de combattre ce Div voué à la destruction.

Kaous lui répondit :

C’est une entreprise digne de toi et personne parmi les Iraniens n’ose rechercher ce combat.

Va et que le Créateur te soit en aide !

Que tous les Divs et que tous les magiciens deviennent ta proie !

Rustem lança Raksch le courageux, tenant en main une lance qui brisait les têtes ; il courut au champ de bataille comme un éléphant furieux, assis sur un tigre et tenant en main un serpent (son lacet).

Le brave serra les rênes et fit voler la poussière ; le champ de bataille trembla sous ses mouvements.

Il dit à Djouia :

Ô homme de méchante race !

Ton nom est rayé de la liste de ceux qui portent haut la tête.

Le moment de la rétribution est venu pour toi : n’est pas un temps de repos et de sécurité.

Celle qui t’a mis au monde, qui t’a élevé, qui t’a porté dans ses bras, te pleurera.

Djouia lui répliqua :

Ne sois pas si confiant en présence de Djouia et de son épée qui moissonne les têtes ; car maintenant ta mère va se désoler et pleurer sur ta cuirasse et sur ton épée.

Rustem ayant entendu ces paroles, poussa un cri de fureur et proclama son nom.

Il s’ébranla comme une montagne mouvante et son ennemi en fut confondu.

Djouia secoua les rênes de son cheval et tourna le dos, car il n’avait aucune envie de combattre Rustem.

Mais Rustem s’élança derrière lui, rapide comme la foudre et dirigeant sa lance droit contre la ceinture de Djouia, il l’en frappa sur les jointures de son armure et de sa cotte de mailles et aucun bouton de l’armure ne résista.

Rustem l’enleva de la selle et l’éleva en l’air ; il le perça comme un oiseau qu’on transperce avec une broche ; puis il le jeta contre terre, la bouche remplie de sang et la cotte de mailles en lambeaux.

Les grands et les guerriers du Mazenderan restèrent stupéfaits de cette action ; leurs cœurs étaient brisés, leurs visages pâles et un bruit confus s’éleva du champ de bataille.

Le roi du Mazenderan ordonna à toute son armée, d’une aile à l’autre, de relever leurs têtes, d’aller au combat et de montrer tout leur naturel de tigres.

Les Divs et les Iraniens tirèrent leurs épées et se jetèrent les uns sur les autres.

Des deux armées il s’éleva un bruit de clairons et de trompettes ; l’air s’obscurcit, la terre devint noire, le feu des épées et des massues rayonnait comme la foudre qui sort d’un nuage sombre ; l’air devenait noir, rouge et violet, tant il y avait de lances et de drapeaux de toute couleur.

Les cris des Divs et la poussière noire, le son des trompettes et le bruit des chevaux de guerre, faisaient fendre les rochers et trembler la terre.

C’était un combat tel que personne n’en avait vu de pareil.

Les massues, les épées et les flèches brisaient tout et le sang des braves formait de la plaine une mare.

La terre ressemblait à une mer de bitume, dont les flots étaient des épées, des massues et des flèches.

Les chevaux aux pieds de vent la traversaient comme un vaisseau traverse la mer ; tu aurais dit qu’ils avaient hâte de s’y engloutir.

Les coups de massue pleuvaient sur les casques et sur les morions, nombreux comme les feuilles que fait tomber le veut d’automne.

Les deux armées glorieuses combattirent ainsi pendant sept jours ; le huitième le roi Kaous, le maître du monde, ôta de sa tête le diadème des Keïanides et se présentant devant Dieu le Seigneur qui donne la direction, il se tint debout en pleurant ; puis il se prosterna le visage contre terre, disant :

Ô Seigneur, maître de la vérité, donne-moi de la gloire et fais que je remporte la victoire sur ces Divs courageux, qui ne tremblent pas devant celui qui a créé le vent et la terre.

Fais que le trône impérial soit rajeuni par moi.

Puis, il se couvrit la tête de son casque et se plaça devant son armée victorieuse.

Un bruit s’éleva, le son des trompettes d’airain se fit entendre et Rustem s’ébranla comme un éléphant.

Le roi ordonna au vaillant Thous, à Gouderz, à Zengueh fils de Schaweran, à Rehham et à Gurguin, pleins de bravoure, d’amener des derrières de l’armée les éléphants et les timbales.

Gourazeh accourut, semblable à un sanglier et tenant en main un étendard haut de huit coudées ; Ferhad et Kherrad, Berzin et Guiv arrivèrent suivis des grands pleins de bravoure ; ils allèrent au combat en poussant des cris ; ils y allèrent cherchant une nouvelle vengeance.

Rustem attaqua le premier le centre de l’armée et lava la terre avec le sang des braves.

Gouderz et Keschwad, pourvus d’armes et de timbales et suivis de leurs troupes et de leurs bagages, attaquèrent l’aile gauche ; Guiv parcourait la ligne des ennemis depuis la gauche jusqu’à la droite, comme un loup parmi des agneaux ; et depuis le grand matin jusqu’au coucher du soleil le sang coula en ruisseaux comme de l’eau ; la modestie, la courtoisie et la pitié avaient disparu de tous les visages ; tu aurais dit que le ciel faisait pleuvoir des massues.

De tous côtés s’élevaient des monceaux de morts et les herbes étaient souillées par les cervelles des têtes ; le bruit des timbales et des clairons ressemblait au tonnerre qui gronde et le soleil était enveloppé d’un voile noir.

Rustem accompagné d’une troupe nombreuse, se dirigea vers le lieu où se tenait le roi du Mazenderan, qui pendant quelque temps ne quitta pas sa place, fixant son pied dans le champ de la vengeance.

Le roi, les Divs et les éléphants furieux firent tête à Rustem ; les chefs orgueilleux tirèrent leurs épées et cette grande masse d’hommes s’entremêla.

Le héros prononça le nom de Dieu maître du monde, son écuyer lui donna des lances ; il leva sa massue et se mit en colère ; l’air se remplit du bruit de sa voix et les cris du brave, vainqueur des rois, étourdirent les Divs et épouvantèrent les éléphants.

Toute la plaine fut bientôt couverte de trompes d’éléphants et l’on ne voyait, à la distance de quelques milles, que des morts.

Puis Rustem demanda une lance et alla droit au roi du Mazenderan ; tous les deux, le roi magicien et Rustem le Pehlewan, poussèrent des cris semblables au bruit du tonnerre ; mais quand le roi vit la lance de Rustem, son courage et sa colère s’évanouirent.

Le cœur de Rustem bouillonnait de rage ; il poussa un cri comme celui d’un lion en fureur ; il frappa le roi de sa lance à la ceinture ; la lance traversa la cuirasse et entra dans les jointures du corps ; mais par l’art magique du roi, ce corps se changea, aux yeux de l’armée de l’Iran, en un quartier de rocher.

Rustem en demeura stupéfait et son écuyer s’arrêta la lance appuyée sur l’épaule.

Kaous vint vers ce lieu, entouré d’éléphants, de timbales, de drapeaux et de troupes et il dit à Rustem :

Ô toi qui portes haut la tête, qu’est-il arrivé, pour que tu t’arrêtes si longtemps ?

Rustem lui répondit :

Lorsque le plus fort du combat était passé et que ma fortune victorieuse commençait à briller, ce roi du Mazenderan m’a vu arriver sur lui, une lance brillante dans la main : j’ai lâché les rênes à Raksch mon cheval fougueux, j’ai frappé le roi de ma lance à la ceinture et sur sa cotte de mailles ; j’ai cru qu’il se baissait et qu’il allait tomber de la selle ; mais voilà qu’il s’est converti en pierre devant moi et s’est rendu insensible à tout ce que je peux faire.

Je vais maintenant le porter au camp dans l’espoir qu’il sortira de sa pierre.

Le roi ordonna qu’on l’enlevât de cet endroit et qu’on le portât auprès de son trône.

Tous ceux de l’armée qui étaient forts se mirent à manier la pierre et essayèrent de la mouvoir avec des cordes ; mais la lourde pierre qui renfermait le roi du Mazenderan ne remua pas.

Alors Rustem au corps d’éléphant y appliqua ses mains et n’eut pas besoin d’aide dans son entreprise ; il saisit la pierre de manière à étonner toute l’armée et la porta à pied sur les sept montagnes, suivi de la multitude qui poussait des cris de joie, chantait les louanges de Dieu le créateur et versait des pierreries et de l’or sur Rustem.

Le héros porta la pierre devant les tentes du roi, où il la jeta et la livra aux Iraniens en disant :

Parais maintenant et renonce à cette lâcheté et à ces enchantements, sinon je briserai toute la pierre en morceaux avec de l’acier tranchant et avec des haches.

Le roi du Mazenderan l’entendit et apparut comme un nuage épais, le casque d’acier sur la tête et la cotte de mailles sur la poitrine.

Rustem le prit sur-le-champ par la main en riant, se dirigea avec lui vers le roi et dit :

Je t’amène ce quartier de rocher, qui de peur de la hache s’est rendu à moi tout confus.

Kaous le regarda et vit qu’il n’était pas digne du trône et de la couronne.

Le Div avait la mine sauvage, la taille haute et la tête, le cou et les défenses d’un sanglier.

Kaous lui reprocha ses anciennes souffrances, dont le souvenir fit saigner son cœur et lui arracha un soupir et il ordonna au bourreau de prendre son épée tranchante et de couper en morceaux le Div.

Rustem le saisit aussitôt par la barbe, le tira hors de la présence du roi et le fit couper en morceaux selon l’ordre du maître illustre ; puis Kaous envoya en toute hâte quelqu’un dans le camp des ennemis et il ordonna que tout le butin, de quelque sorte qu’il fût, l’or et le trône, la couronne et la ceinture, les chevaux et les armures, les épées et les joyaux, fût réuni et entassé en monceaux.

Toute l’armée se rassembla et le roi distribua des trésors à chacun selon son mérite, selon les peines qu’il avait endurées.

Il ordonna que l’on coupât la tête à tous les Divs qui n’adoraient pas Dieu et qui étaient un objet d’horreur pour l’armée et qu’on les jetât dans un endroit traversé par la grande route ; puis il se rendit au lieu de la prière et confia ses pensées secrètes au maître du monde le très-saint, en disant :

Ô Seigneur, qui dispenses la justice, ô maître de toutes choses, tu as comblé tous mes vœux dans ce monde, tu m’as donné pouvoir sur les magiciens et tu as rajeuni ma fortune qui avait vieilli.

Il se tint ainsi en prière pendant sept jours, couché sur la terre, devant Dieu le très-pur.

Le huitième jour, il ouvrit les portes de ses trésors et donna à tous ceux qui avaient besoin.

Il passa de la sorte encore sept jours, en donnant à tous ce dont ils étaient dignes.

La troisième semaine, quand tout cela fut terminé, il demanda du vin et des coupes de rubis et d’ambre et s’assit pendant sept jours, la coupe en main.

C’est ainsi qu’il fit son séjour dans le Mazenderan.

Kaous s’étant assis sur son trône, dit à Rustem qui portait haut la tête :

Ô Pehlewan du monde entier, tu t’es partout signalé glorieusement par ton courage, c’est par toi que j’ai recouvré mon trône.

Puissent ton cœur, ta loi et ta foi briller à jamais !

Rustem lui répondit :

Il faut qu’en toute circonstance l’homme remplisse ses devoirs : ces honneurs, je les dois à Aulad, qui m’a toujours montré le véritable chemin.

Il espère maintenant, d’après ma promesse sincère, obtenir le pays de Mazenderan.

Il faut que le roi lui donne une investiture, un acte valable, scellé du sceau royal, afin qu’il soit roi du Mazenderan et que tous les grands lui rendent hommage.

Le prudent roi entendit ces paroles de son vassal et posa la main sur son cœur ; il convoqua les grands du pays de Mazenderan et leur adressa un long discours au sujet d’Aulad, à qui il conféra la couronne royale ; puis il se mit en marche pour retourner dans le pays de Fars.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021