Feridoun

Karen prend la forteresse des Alains

...

Selm eut nouvelle de ce combat et de l’obscurité qui voilait son étoile.

Or il y avait derrière lui un château qui s’élevait jusqu’à la voûte bleue du ciel.

Il résolut de s’y retirer, car le temps tient dans sa main le bonheur et le malheur.

Mais Minoutchehr dit :

Si Selm se retire du combat, il trouvera un refuge dans le château des Alains.

Il faut lui intercepter le chemin, car s’il atteint le château de la mer, personne ne pourra plus le déraciner et il tiendra une forteresse qui s’élève jusqu’aux nues et que l’art a fait sortir du fond des eaux.

Elle contient des trésors de toute espèce et les ailes de l’aigle royal la couvrent de leur ombre.

Il faut que je parte pour cette entreprise, il faut que j’use de l’étrier et des rênes.

Après y avoir réfléchi, il en parla à Karen à qui l’on pouvait confier de tels secrets et Karen ayant entendu les paroles du roi, lui dit :

Ô mon gracieux maître !

S’il plaisait au roi de confier au dernier d’entre ses guerriers une armée nombreuse, je m’emparerais de la porte de la forteresse de Selm, car elle lui donne le moyen soit de combattre, soit de s’enfuir ; mais il faut que tu me laisses prendre avec moi l’étendard royal et la bague de Tour.

Je vais maintenant préparer un moyen de jeter mon armée dans le fort, je partirai avec Guerschasp pendant cette nuit sombre ; mais garde-toi de confier ce secret à qui que ce soit.

Parmi les guerriers renommés, il en choisit six mille qui tous avaient fait leurs preuves sur le champ de bataille.

L’air étant devenu noir comme l’ébène, ils placèrent les timbales sur le dos des éléphants et tous ces guerriers illustres, avides de combats, se tournèrent du côté de la mer.

Alors Karen confia le commandement à Schiroui et lui dit :

Je vais me déguiser et me présenter avec un message devant le commandant du fort ; je lui montrerai le sceau de la bague de Tour.

Aussitôt que je serai dans le fort, j’élèverai mon étendard, je ferai briller mon épée bleue.

Vous tiendrez les yeux fixés sur moi et quand je pousserai un cri, vous avancerez en toute hâte.

Il laissa l’armée sur le bord de la mer, sous les ordres de Schiroui le vainqueur des lions ; lui-même se mit en marche et lorsqu’il fut arrivé auprès du château, il parla au chef et lui montra le sceau en disant :

Je viens d’auprès de Tour, qui m’a dit :

Ne te donne pas le temps de respirer, va auprès du commandant du fort, dis-lui de ne se reposer et de ne se divertir ni jour ni nuit et sois son compagnon dans le bonheur et dans le malheur ; prends le commandement du fort et sois vigilant.

S’il arrivait un drapeau, que Minoutchehr enverrait avec une armée contre le fort, vous le repousserez, vous vous défendrez bravement et j’espère que vous vaincrez l’ennemi.

Le commandant ayant entendu ces paroles et vu le sceau de la bague, fit ouvrir la porte de la forteresse ; car il ne voyait que ce qui paraissait et ne devinait pas le secret.

Remarque ce que dit le sage Dihkan :

Celui qui cache le secret de son cœur, voit le secret des autres.

Que ma profession et la tienne soient l’obéissance à Dieu et que nous y joignions la réflexion !

Il faut nous consulter entre nous sur tout ce qu’il y aura à faire dans le bonheur et dans le malheur.

Le commandant et Karen, avides de combats, examinèrent tous les remparts, l’un formant des plans de trahison, l’autre simple de cœur ; pendant que le chef de l’armée d’Iran était prêt à toute entreprise, le commandant posa sur l’étranger le sceau de l’intimité et livra follement sa tête et sa ville au vent.

Voici ce que dit là-dessus à son petit un léopard courageux :

Ô mon petit, plein de bravoure et prompt de la griffe !

Ne te jette pas étourdiment dans une affaire difficile ; considère là et pèse là de tous côtés.

Si douces que soient les paroles d’un étranger, si candide qu’il paraisse au temps de la guerre et des combats, sois attentif, méfie-toi d’une surprise et en toute chose regarde le fond.

Rappelle-toi comment un chef plein de sagesse a manqué de précaution dans une affaire délicate, n’a pas pensé aux ruses de l’ennemi et a livré ainsi au vent sa forteresse.

Quand la nuit fut plus avancée, Karen, avide de combats, éleva un drapeau semblable au disque de la lune.

Il poussa un cri et donna le signal à Schiroui et à ses braves.

Schiroui voyant l’étendard royal, s’avança vers le Pehlewan ; il s’empara de la porte de la forteresse et entra ; il plaça sur la tête des chefs une couronne de sang.

D’un côté était Karen, de l’autre le lion, au-dessus le feu de l’épée et au-dessous la mer.

Lorsque le soleil arriva au faîte de la voûte du ciel, il n’y avait plus de trace de forteresse ni de gardien.

Tu n’aurais vu qu’une fumée dont la cime touchait les nues, mais on ne voyait ni château ni vaisseau sur la mer.

La lueur du feu et le vent montèrent vers le ciel et les cris des guerriers et les cris de détresse s’élevèrent ; et lorsque le soleil brillant se coucha, on ne distinguait plus le château du large désert.

On y tua douze mille hommes et une noire fumée planait au-dessus des flammes.

Toutes les vagues de la mer étaient couleur de bitume, toute la surface du désert était un fleuve de sang.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021