Newder

Combat de Kobad et Barman et mort de Kobad

...

Lorsque l’aube du jour leva la tête au-dessus des montagnes, un éclaireur s’approcha de Dehistan.

Or il y avait entre les deux armées un espace de deux farsangs rempli de préparatifs de combat et de machines de guerre.

Cet éclaireur était un Turc nommé Barman ; il dit :

Je vais réveiller ces dormeurs.

Il alla et observa toute l’armée, il regarda la tente du roi Newder, puis il se rendit auprès du chef des Touraniens, lui fit la description de l’armée et du campement du roi et dit à Afrasiab l’infatigable :

Jusqu’à quand faudra-t-il que nous tenions cachée notre vaillance ?

Si le roi me le permet, j’irai comme un lion chercher un ennemi dans cette armée.

Ils seront vaincus par moi, ils reconnaîtront qu’il n’y a que moi de brave dans le monde.

Le prudent Aghrirez dit :

S’il arrivait dans cette entreprise un malheur à Barman, le cœur des gardiens des frontières en serait brisé et l’armée ne pourrait plus agir.

Il faudrait choisir pour cette entreprise un homme inconnu, afin que nous n’ayons pas à nous mordre les doigts et les lèvres.

Les traits du fils de Pescheng se contractèrent de colère, il eut honte des paroles d’Aghrirez et dit à Barman en jetant sur lui un regard farouche :

Mets ta cuirasse et bande ton arc, tu lèveras la tête au-dessus de toute cette armée et nous n’aurons besoin ni des doigts ni des dents.

Barman partit, il alla sur le champ de bataille et éleva la voix du côté où était Karen, fils de Kaweh :

As-tu quelqu’un, dans cette armée du roi illustre, qui veuille me combattre ?

Karen regarda les siens pour voir qui parmi eux demanderait à combattre Barman ; mais aucun des grands ne répondit, excepté Kobad, le vieillard plein de cœur.

Le sage chef de l’armée en fut irrité et les paroles de son frère Kobad lui firent bouillir le sang ; ses yeux se remplirent de larmes de colère et il pouvait bien être courroucé contre une armée si nombreuse où au milieu de tant de jeunes gens qui auraient dû rechercher les combats, il n’y eut qu’un vieillard qui voulût se battre.

Le cœur de Karen était en angoisse pour Kobad et il parla ainsi au milieu des braves :

Tes années sont maintenant si nombreuses qu’il faudrait que ta main s’abstînt du combat, surtout avec un homme comme Barman, frais, jeune, plein de confiance et de gaieté, avec un cavalier qui a le cœur d’un lion et qui lève la tête jusqu’au soleil.

Tu es un homme considérable et chef de l’armée, c’est à toi que le roi confie ses plans.

Si le sang rougissait tes cheveux blancs, le désespoir saisirait nos braves.

Écoute ce que répondit à Karen son frère au milieu de l’assemblée.

Il lui dit :

Le ciel qui tourne m’a donné ma part dans la vie.

Sache, ô mon frère, que ce corps est destiné à la mort et que la tête des grands est faite pour porter le casque.

Depuis le temps de la mort du bienheureux Minoutchehr jusqu’aujourd’hui, mon cœur a été plongé dans l’affliction ; l’homme ne peut pendant sa vie entrer au ciel, il est une proie et la mort le chasse.

L’un meurt par l’épée au temps du combat de deux armées ; sa tête est livrée aux lances et aux glaives tranchants, son corps aux vautours et aux lions déchirants ; un autre meurt sur sa couche : mais tous deux sont destinés à marcher rapidement vers le terme de leur vie.

Quand j’aurai quitté ce monde immense, je laisserai à ma place un frère plein de force et de pouvoir.

Élevez-moi un tombeau digne d’un roi, rendez-moi les devoirs d’amour quand je ne serai plus.

Mettez ma tête dans du camphre, du musc et de l’eau de rose et mon corps dans ce lieu d’un sommeil éternel ; soyez doux les uns envers les autres et confiez-vous en Dieu le juste.

Il dit, saisit sa lance et se rendit sur le champ du combat, semblable à un éléphant furieux.

Barman s’adressa à Kobad ardent au combat, en disant :

Le sort te pousse à m’offrir ta tête, tu aurais mieux fait d’attendre ; car le temps livre déjà un combat à la vie.

Kobad lui répondit :

Depuis longtemps le ciel m’a donné ma part ; il faut mourir là où la destinée nous atteint, mais jamais la mort n’atteint l’homme dont l’heure n’est pas arrivée.

Il dit et lança son cheval noir, il ne donna aucun repos à son âme ardente.

Depuis le matin jusqu’à ce que le soleil projetât au loin les ombres, les deux combattants se firent sentir l’un à l’autre leur force.

À la fin Barman remporta la victoire, il s’élança dans le champ du combat, il lança contre les reins de Kobad un javelot qui déchira la ceinture qui protégeait ses entrailles.

Kobad tomba de cheval la tête en bas ; le vieux chef au cœur de lion avait vécu.

Barman se rendit alors auprès d’Afrasiab, les deux joues épanouies de triomphe et de bonheur.

Afrasiab lui fit un présent tel que jamais un grand n’en fit à un petit de semblable.

Kobad étant mort, Karen, avide de combats, amena ses troupes et s’avança.

Les deux armées étaient pareilles aux deux mers de la Chine, tu aurais dit que la terre tremblait sous elles.

D’un côté s’avançait rapidement Karen, le guerrier, de l’autre Guersiwez au corps d’éléphant ; le bruit des chevaux et la poussière des armées étaient tels, que ni le soleil ni la lune brillante n’étaient visibles ; les épées qui étincelaient comme des diamants, les lances qui s’échauffaient dans le sang, paraissaient au milieu de la poussière comme des ailes de vautour sur lesquelles le soleil aurait versé du vermillon.

L’intérieur du brouillard retentissait du bruit des timbales et l’âme des épées se rassasiait de sang rouge.

Partout où Karen poussait son cheval, son épée brillait comme Aderguschasp.

Tu aurais dit que son glaive d’acier versait du corail ; que dis-je du corail !

C’étaient des âmes qu’il versait pour la vengeance.

Quand Afrasiab vit les hauts faits de Karen, il lança son cheval et conduisit son armée contre lui.

Ils combattirent jusqu’à ce que la nuit descendît des montagnes, sans que leur vengeance fût satisfaite.

Karen, ardent au combat, ramena son armée devant Dehistan quand la nuit fut devenue profonde.

Il entra dans la tente du roi et s’approcha de lui, éperdu de la mort de son frère.

Le roi le vit et versa des larmes de ses paupières fatiguées qui n’avaient pas vu de sommeil.

Il lui dit :

À la mort de Sam le brave, je n’ai pas senti dans mon cœur une tristesse pareille.

Puisse l’âme de Kobad être brillante comme le soleil !

Puisse le sort t’être toujours propice !

Telle est la loi et l’ordre de ce monde, qu’un jour, tu es gai et triste le lendemain.

Tous nos soins ne peuvent nous faire échapper à la mort et ce monde n’offre d’autre berceau que le sépulcre.

Karen lui répondit :

Depuis que je suis né, j’ai dévoué à la mort mon corps plein de force.

Feridoun a mis sur ma tête ce casque pour que je soumette la terre en vengeance de la mort d’Iredj.

Jusqu’à ce jour, je n’ai pas délié cette ceinture, ni déposé cette épée d’acier.

Mon frère a péri, cet homme plein de prudence et de sagesse et moi aussi je périrai dans cette guerre.

Puisses-tu être heureux !

Car aujourd’hui le fils de Pescheng nous a serrés de près dans le combat.

Lorsqu’une partie de son armée a été vaincue, il a choisi un certain nombre de braves parmi des troupes fraîches et m’ayant aperçu avec ma massue à tête de bœuf, il est venu à moi pour me combattre.

Je me suis placé devant lui de telle sorte que mes yeux étaient opposés aux siens, mais il a fait dans la lutte un enchantement contre moi et la lumière et les couleurs ont disparu de devant mes yeux.

La nuit est venue, le monde entier était enveloppé de ténèbres et mon bras était las de frapper.

Tu aurais dit que c’était la fin de toutes choses, le ciel avait disparu sous les nuages ; il a fallu quitter le champ de bataille, car l’armée était fatiguée et la nuit devenait sombre.

Les armées se reposèrent des deux côtés, mais le second jour elles reparurent pour se combattre.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021