Keï Khosrou

Thous tue Arjeng

...

Or il y avait un grand du Touran nommé Arjeng, qui s’était fait dans les combats un nom qui allait jusqu’aux nues ;

Il s’élança, fit voler la poussière et provoqua au combat les Iraniens.

Thous le vit de loin, poussa un cri, tira l’épée et dit au fils de Zereh :

Quel est ton nom ?

Qui est ton ami parmi les guerriers turcs ?

Arjeng répondit :

Je suis Arjeng le brave !

Je suis le lion qui porte haut la tête et qui sait attendre.

Maintenant je ferai trembler la terre sous toi, je jetterai ta tête sur le champ de bataille.

Ainsi parla le fils de Zereh ;

Le Sipehdar de l’Iran l’écouta et sans se donner le temps de répondre, il le frappa sur le casque et sur la tête avec l’épée brillante qu’il tenait en main ;

Tu aurais dit que le corps d’Arjeng n’avait jamais porté de tête.

Piran et l’armée des Touraniens étaient confondus et le champ de bataille restait abandonné ;

Les guerriers et les grands du Touran saisirent leurs épées et leurs lourdes massues, ces vaillants lions s’adressèrent la parole l’un à l’autre et l’on entendit un bruit confus de voix disant :

Faisons un commun effort, combattons, rendons étroit le monde au cœur de Thous.

Mais Houman leur dit :

Préparons-nous aujourd’hui au combat, ne nous laissons pas décourager.

Si un Iranien de grand renom sort des rangs de son armée pour combattre, nous enverrons contre lui un brave et nous verrons contre qui se tournera la fortune ;

Mais ne les attaquons pas impétueusement et contenons-nous aujourd’hui.

Demain quand toute l’armée s’ébranlera, quand on battra le tambour dans l’enceinte des tentes de Piran, alors nous lèverons tous nos massues, nous tirerons nos poignards, nous nous avancerons au delà du fleuve et Dieu et la fortune aidant, nous livrerons en masse une grande bataille.

Houman monta sur un cheval de main et le lança ;

Tu aurais dit que c’était une muraille de fer ou le mont Alborz revêtu d’une cuirasse.

Il sortit des rangs de l’armée pour provoquer au combat les Iraniens, un javelot brillant dans la main.

Le Sipehbed Thous s’élance de sa place, le monde se remplit du bruit des trompettes et Thous s’écria :

Ô maudit !

Le jardin de la vengeance ne produit que des arbres tordus.

J’ai montré la force de mon bras à Arjeng, qui était le plus glorieux de vos guerriers et maintenant tu viens aussi pour me combattre, monté sur ton destrier et tenant un javelot !

Je jure par l’âme et la tête du maître de l’armée de l’Iran que, mettant de côté ma cuirasse, ma massue et mon casque de Roum, je t’attaquerai comme un léopard qui, sortant de la montagne, étend sa griffe sur sa proie.

Quand je combattrai sur le champ de bataille, c’est alors que tu verras comment se comporte un homme.

Houman répondit :

Trop d’ambition porte malheur !

Ne demande donc pas trop.

Parce qu’un malheureux est mort de ta main, ne méprise pas les autres.

Si c’était à moi qu’Arjeng eût eu affaire, il n’aurait jamais osé me tenir tête.

Mais les braves de ton armée n’ont-ils donc aucune honte ?

Le sang ne bout-il pas dans les veines d’un seul d’entre eux, pour qu’ils permettent à leur chef de se battre ?

Leur main est-elle trop faible pour la lutte ?

Où sont donc Bijen et Guiv les nobles guerriers et Gouderz le maître du monde, le fils de Keschwad ?

Si tu es un Pehlewan, pourquoi quittes-tu le centre de ton armée pour te battre en personne ?

Les hommes de sens ne voudront plus te reconnaître et les sages t’appelleront fou.

Va et prends l’étendard de Kaweh, car un Sipehbed ne se jette pas dans la mêlée.

Regarde à qui ton roi a donné des présents et qui d’entre tes braves ambitionne le sceau et le diadème ;

Ordonne-leur de combattre comme des lions et de vaincre ceux qui naguère les ont vaincus.

Car si tu mourais de ma main, cette glorieuse armée serait perdue ;

Elle se sentirait privée de force et de vie ;

Elle serait comme morte, eût-elle encore la vie sauve.

Ensuite je vais te dire une parole vraie et j’en donne pour garant ma vie et mon cœur, c’est que j’ai pitié des braves qui se présentent devant moi sur le champ de bataille.

Après Rustem fils de Zal fils de Sam le cavalier, je ne connais pas un homme plus glorieux que toi ;

De père en fils vous êtes des braves et des princes et qu’est-il besoin d’une armée, si tu veux combattre en personne ?

Pars donc et qu’un de tes braves avides de gloire se place en face de moi.

Thous lui dit :

Ô noble guerrier, je suis le Sipehbed, mais en même temps un cavalier qui veut combattre ;

Et toi aussi tu es un grand de l’armée du Touran, pourquoi es-tu venu sur ce champ de bataille ?

Si tu voulais suivre mon conseil, tu chercherais à t’allier avec moi ;

Tu te hâterais de te rendre, avec l’illustre Pehlewan de votre armée, auprès du roi de l’Iran ;

Car jamais mes troupes ne se reposeront dans cette guerre tant qu’un seul d’entre vous sera en vie.

Ne cours donc pas follement à ta perte et n’agis pas de manière que tu aies à te souvenir de mon conseil quand il sera trop tard.

Laisse se jeter dans cette lutte ceux qui sont destinés à périr, car pas un des coupables n’échappera à notre vengeance ;

Prépare-toi donc à faire ce que la raison conseille.

Le roi de l’Iran m’a dit :

Il ne faut pas qu’il arrive du mal à Piran ;

Car c’est le vertueux guide de mon enfance, un homme plein d’expérience et mon sincère ami.

Ne t’associe pas follement à lui dans cette guerre injuste et efforce-toi au contraire de lui faire adopter tes conseils.

Houman lui répondit :

Juste ou injuste, quand un roi de noble lignage a ordonné, il faut obéir sans hésiter, il faut lui sacrifier entièrement sa volonté.

Piran du reste ne désire pas la guerre ;

Car c’est un homme à l’âme grande, noble et bienveillant.

Pendant que Thous parlait ainsi, Guiv devint rouge comme la sandaraque ;

Il sortit des rangs rapidement comme le vent et lui dit :

Ô illustre Thous !

Ce Turc rusé, qui s’est avancé entre les deux armées l’écume à la bouche, qu’a-t-il donc à te dire en secret dans ce long entretien au milieu des deux armées rangées en bataille ?

Ne lui parle qu’avec l’épée et ne cherche pas la paix.

Lorsque Houman entendit ces paroles, il entra dans une grande colère et dit à Guiv sur qui veillait la fortune :

Ô toi le plus misérable d’entre les hommes libres, périsse Gouderz le fils de Keschwad !

Tu m’as vu souvent au jour du combat ;

Tu m’as vu dans la bataille, une épée indienne en main ;

Je n’ai laissé en vie personne de la race de Keschwad qui n’ait rendu hommage à mon épée.

Ta fortune est sombre comme le visage d’Ahriman et ta maison est remplie à jamais de cris de deuil.

Si je meurs de la main de Thous, on ne cessera pas pour cela de lever les massues et de battre les timbales ;

Car Piran et Afrasiab nous restent et ils se hâteront de venger ma mort.

Mais si Thous succombe sous mes coups, il ne reste plus d’asile aux Iraniens.

Tu devrais pleurer la mort de tes frères au lieu de faire une querelle à Thous fils de Newder !

Celui-ci lui dit :

Pourquoi te mettre en colère ?

C’est à moi seul que tu as affaire ici : commençons donc notre combat et que la lutte nous fasse froncer les sourcils.

Houman lui répondit :

La mort est notre destinée, que notre tête soit couverte d’une couronne ou d’un casque ;

Et puisqu’il faut mourir, il vaut mieux que ce soit sur le champ de bataille et de la main d’un brave cavalier, d’un Sipehbed chef de l’armée, d’un héros plein de valeur.

Tous les deux saisirent leurs lourdes massues et s’attaquèrent ;

La terre tourna sous leurs pieds, le jour s’obscurcit, un nuage de poussière se leva sur le champ de bataille ;

Tu aurais dit que la nuit les avait surpris au milieu du jour et que le soleil qui illumine le monde avait disparu.

Leurs têtes, frappées par les coups redoublés des massues, résonnaient comme l’enclume du forgeron, le bruit du fer montait au ciel et le vent qu’ils produisaient remuait les eaux du Schahd.

Les lourdes massues de Roum ployaient et le fer se courbait comme un arc de Djadj ;

Tu aurais dit que les têtes recouvertes d’un casque étaient de pierre et la mort elle-même fut effrayée par le regard de ces héros.

Ils prirent leurs épées indiennes et le feu sortit de l’acier et des pierres ;

Les épées tranchantes plièrent par la force des combattants et se brisèrent sous leurs coups.

Leur gosier était desséché et leur tête couverte de poussière ;

Ils se saisirent par la courroie de leurs ceintures ; ils appuyèrent de toutes leurs forces sur les étriers, mais aucun des deux ne se laissa jeter à bas.

La ceinture de Houman fut rompue, il fit un bond et sauta sur un cheval frais ;

Thous porta la main à son carquois, banda son arc, y plaça une flèche de bois de peuplier et fit pleuvoir des traits sur Houman et attaqua les cavaliers à droite et à gauche.

Le fer des pointes et les plumes d’aigle dont les traits étaient empennés obscurcirent le soleil, comme si deux veilles de la nuit s’étaient écoulées ;

On aurait dit que le pays entier était couvert d’acier.

Thous frappa le cheval de Houman avec une flèche de bois de peuplier ;

Le destrier tomba, Houman éleva son bouclier au-dessus de sa tête et tout en découvrant son visage, il mit sa tête à l’abri des coups de massue.

Lorsque les braves de l’armée des Touraniens le virent à pied, ils craignirent qu’il ne succombât et lui amenèrent un noble destrier.

Houman s’assit sur sa selle de Touz et prit une épée indienne ;

Mais les grands pleins de bravoure l’entourèrent tous et lui dirent :

Le jour baisse et il n’est plus temps de se battre ;

Le combat des héros a cessé.

Puisse l’œil des méchants se tenir loin de toi !

Puisse la fin de cette lutte être pour toi une fête !

Thous releva droit sa lance et Houman secoua les rênes de son cheval, quitta le champ de bataille et se rendit auprès de Piran à travers les rangs des Touraniens, qui lui crièrent :

Que s’est-il passé lorsque lu as rencontré Thous, ô toi qui recherches les combats ?

Nous avions tous le cœur gonflé de sang et il n’y a que Dieu qui sache ce que nous avons souffert.

Houman le lion leur dit :

Ô braves, vous qui avez vu mainte bataille, quand la nuit sombre aura fait place à la lumière, alors la victoire sera pour nous, car le soleil qui éclaire le monde m’est propice ;

Alors vous serez comblés de bonheur et l’astre du ciel se lèvera sur moi.

Thous de son côté fit entendre sa voix au milieu de son armée, pendant toute la nuit jusqu’au chant du coq, en disant :

Qu’est-ce donc ce Houman pour me résister, moi qui suis le rival du lion féroce ?

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021