Keï Khosrou

Bijen devine l'arrivée de Rustem

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Menijeh s’en retourna vers le cachot en courant et en pressant contre son sein la volaille qu’on lui avait donnée et qu’elle portait enveloppée dans une serviette.

Elle la remit à Bijen dans l’état où elle l’avait reçue.

Celui-ci regarda ce qu’elle lui donnait et s’en étonna ; il appela de sa prison Menijeh au visage de soleil, disant :

Ô mon amie, où as-tu donc trouvé les aliments avec lesquels tu accours si vite ?

Que de peines et de fatigues tu supportes et comme tu es en mouvement pour moi jour et nuit ! »

Menijeh lui répondit :

Un homme de la caravane, un marchand célèbre, qui vient de l’Iran dans le Touran, se livrant pour le gain à toute espèce de fatigues et de soucis ; un homme honnête, prudent et magnifique, qui a apporté une grande quantité de joyaux et qui occupe un comptoir et une grande maison devant laquelle il a établi son magasin, m’a donné cette serviette, en me disant de prier Dieu pour lui, de porter cela au prisonnier dans son cachot et de venir chercher de nouvelles provisions s’il en demandait. »

Bijen déroula le pain propre qui enveloppait la volaille, le cœur rempli tantôt d’espoir, tantôt de peur et de crainte.

Au milieu de son trouble il commença à manger et trouva l’anneau caché ; il examina le sceau, lut le nom qu’il portait et sourit de joie et d’étonnement.

C’était un sceau de turquoise, sur lequel le nom de Rustem était gravé avec du fer et aussi fin qu’un cheveu.

Quand Bijen vit ce fruit de l’arbre de la sûreté, il sentit que le terme de ses malheurs était arrivé et il se mit à rire d’un rire royal, dont on entendit l’éclat en dehors du cachot- Menijehg à ce rire du prisonnier qui sortait de la fosse sombre, fut confondue et se dit qu’il n’y’avait qu’un fou qui pût rire de ce qu’il faisait lui-même.

Elle en demeura étonnée ; à la fin elle dit :

Ô homme fortuné, d’où provient ce rire ?

Pourquoi pousses-tu des cris si joyeux, toi qui ne peux distinguer le jour de la nuit, ni la nuit du jour ?

Quel secret as-tu donc ?

Dis-le-moi, confie-le-moi.

Est-ce qu’à la fin la fortune a tourné sa face vers toi ? »

Bijen répondit :

J’ai l’espoir que le sort va mettre fin à mes malheurs.

Si tu veux ne pas trahir ma confiance, si tu veux te lier par un serment, je te raconterai tout aussitôt que tu auras juré.

Mais on aurait beau coudre les lèvres d’une femme pour échapper à un malheur, sa langue ne se laisserait pas lier. »

Menijeh se mit à pousser des cris, à sangloter et à dire : Quel nouveau malheur m’envoie donc le sort ennemi ?

Hélas, mes jours passés, mon cœur brisé, mes yeux en larmes !

J’ai donné à Bijen mon corps, mon âme et mon héritage et maintenant il me soupçonne !

Mes richesses, mon or, ma couronne et mes joyaux, j’ai tout livré au pillage ; j’ai jeté dans le désespoir mon père et tous les miens ; j’ai marché tête nue au milieu de la foule.

Et maintenant que Bijen espère, je perds toute espérance ; le monde est noir pour moi et mes yeux sont ternes, car Bijen me cache son secret.

Ô Créateur du monde, tu connais toute la vérité. »

Bijen lui dit :

Tu dis vrai ; c’est pour moi que tu as tout perdu. »

Ensuite, il reprit :

Ce n’est pas le moment de parler de cela.

Ô ma douce amie, ô mon épouse pleine d’intelligence !

Il vaudrait mieux me donner conseil dans cette affaire, car mes malheurs m’ont troublé le cerveau.

Sache que ce marchand de joyaux qui hier au soir t’a donné la volaille rôtie est venu dans le Touran à cause de moi et que sans cela il ne s’occuperait pas de pierreries.

Le Créateur a eu pitié de moi et je reverrai la grande face du monde.

Cet homme me délivrera de mes longs malheurs ; il t’épargnera ces courses pénibles qui te font dépérir ; va donc auprès de lui et dis-lui en secret :

Ô Pehlewan des rois de la terre, ô homme tendre de cœur et secourable, dis-moi, es-tu le maître de Reksch ? »

Menijeh partit comme le vent et s’acquitte avec adresse du message de Bijen.

Rustem entendant les paroles de cette femme au beau visage, qui avait parcouru à la hâte cette longue route, comprit que Bijen avait confié à ce cyprès élancé tout son secret.

Il eut pitié d’elle et lui dit :

Ô femme pleine de beauté, puisse Dieu ne jamais te ravir l’amour de Bijen !

Tu as souffert longtemps des maux sans nombre et par tendresse pour lui tu as supporté le mépris et l’oppression.

Dis-lui que c’est le maître de Raksch que lui envoie Dieu le secourable et que j’ai fait à cause de lui ce long chemin qui mène . du Zaboulistan dans l’Iran et de l’lrau dans le Touran.

Quand tu lui auras porté ce message, tu n’en parleras plus à personne ; tu prêteras dans la nuit sombre l’oreille au moindre bruit ; pendant le jour tu apporteras du bois de la forêt ; et la nuit venue, tu allumeras un grand feu, pour que je puisse reconnaître l’entrée du cachot et me diriger sur la lueur de la flamme. »

Menijeh fut réjouie de ces paroles et son cœur se trouva tout à coup délivré de ses soucis ; elle s’en retourna en courant à la fosse dans laquelle était enchaîné son ami et elle lui dit :

J’ai porté ton message fidèlement à ce vieillard aux traces fortunées, au nom glorieux.

Il m’a répondu :

Je suis précisément l’homme que Bijen a reconnu à mon signe et à mon nom.

Toi qui as tant marché le cœur blessé, qui as inondé tes joues de larmes de sang, dis-lui que nous nous sommes fatigué les reins et les mains en le cherchant, comme des léopards qui suivent une proie.

Mais maintenant que nous avons trouvé de lui des traces certaines, il verra la pointe des épées des braves ; nous ferons trembler la terre par nos combats et nous lancerons jusqu’aux Pléiades la pierre qui pèse sur son cachot.

Ensuite, il m’a ordonné d’allumer un feu grand comme une montagne, aussitôt que l’air sera devenu sombre et que la nuit gfise sera échappée des mains du soleil, un feu qui rende claires comme le jour la plaine et l’entrée du

cachot, afin qu’il puisse distinguer la prison et diriger sa marche sur les flammes. »

Lorsque Bijen entendit ce message, il devint tout joyeux au fond de son cachot ; il se tourna vers le Créateur du monde, disant :

Ô Dieu tout saint, miséricordieux, distributeur de la justice, tu me délivreras de tous mes soucis, tu frapperas avec des flèches les yeux et le cœur de mes ennemis.

Venge-moi de ceux qui ont été injustes envers moi ; car tu sais tout ce que j’ai souffert de maux, de peines et de chagrins.

Mais j’espère que je reverrai la face du monde et que je laisserai sous terre me mau-vaise étoile.

Et toi, ô jeune fille, qui as éprouvé pour moi tant de malheurs, qui m’as livré ton âme, ton cœur, tes biens et ton corps ; qui, au milieu de toutes les fatigues que tu as supportées par ma faute, as regardé comme un gain toutes les pertes que tu faisais pour l’amour de moi ; qui m’as sacrifié tes trésors, ta couronne, tes joyaux, les amis, tes parents, ta mère et ton père : â jeune fille, si je parviens, jeune encore, à être délivré des mains de ce dragon, je me tiendrai debout devant toi, je tendrai vers toi mes mains, comme fout les hommes pieux en adorant le Créateur ; pour te récompenser de tes souffrances, je me tiendrai devant toi comme un esclave devant un roi et prêt à te servir.

Maintenant supporte encore cette dernière fatigue ; elle te vaudra des trésors de toute espèceun Menijeh courut à la forêt, elle monta sur les branches des arbres comme un oiseau et apporta du bois dans ses bras, en tenant les yeux fixés sur le soleil pour guetter l’instant où la nuit montrerait sa tête au-dessus des montagnes.

Quand le soleil eut disparu et que la nuit sombre eut couvert la plaine du pan de sa robe, à l’heure où le monde se repose, où la terre disparaît sous les ténèbres, où la nuit amène son armée pour combattre le jour, où le soleil détourne sa tête qui illumine le monde, à cette heure Menijeh alluma un grand feu, qui brûlait l’œil noir de la nuit et attendit, le cœur battant comme des timbales d’airain, l’arrivée de Raksch aux sabots d’acier.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021