Keï Khosrou

Afrasiab reçoit des nouvelles de Rustem

Afrasiab apprit que le royaume de Zadschem était dévasté ;

Son cœur en fut affligé et le satin qui le revêtait lui parut rude comme des ronces.

Il dit :

Qui entreprendra de combattre cet homme ?

J’ai beaucoup de troupes, mais qui en sera le chef ?

Qui osera se présenter devant ce brave qui a rendu noire la terre avec son épée brûlante ?

L’armée répondit à Afrasiab :

Ne t’effraye pas tant de la guerre contre Rustem.

Tu es en état de faire jaillir le sang du champ de bataille jusqu’à la lune ;

Tu as des armes, des hommes vaillants et des trésors, pourquoi donc ton cœur se serrerait-il en pensant à Rustem ?

Ne crains pas de combattre ce cavalier et regarde autour de toi ces jeunes et illustres héros.

A voir ton effroi, on aurait cru que cet homme était de fer ;

Mais si vaillant qu’il soit, ce n’est qu’un homme.

On a beaucoup trop parlé de lui !

Prépare une armée pour t’en délivrer, abaisse sa tête des nues jusqu’à la poussière ;

Qu’auras-tu alors à craindre du roi et de Dieu ?

Ni Khosrou, ni son trône, ni le pays d’Iran, ni une seule branche d’arbre ne prospéreront plus.

Jette les yeux sur cette armée aguerrie, sur ces jeunes gens propres au combat ;

Nous nous livrerons tous à la mort pour notre patrie, nos fils, nos femmes, nos petits enfants et nos alliés, plutôt que d’abandonner notre pays à l’ennemi.

Afrasiab, à ces paroles, oublia les anciennes guerres et pensa avec une nouvelle confiance à l’empire de ses ancêtres et à sa fortune ; il leur répondit :

Je distribuerai des armes aussitôt qu’il sera nécessaire ;

Je ne permettrai pas que Khosrou se réjouisse sur son trône et se glorifie de son bonheur.

Lorsque viendra le jour de la bataille, je jetterai dans la poussière, après un long combat, la tête de cet homme du Zaboulistan ;

Je ne laisserai en vie ni mon petit-fils ni aucun de ses guerriers ;

je déciderai avec l’épée cette querelle.

Il ordonna aux grands de rassembler les troupes et de se mettre en marche pour de nouveaux combats.

Les grands le bénirent et appelèrent à la guerre les hommes qui portaient haut la tête.

Or il y avait un homme au cœur de lion nommé Farghar, qui avait vu plus d’une cage, mais avait toujours échappé aux lacs ;

Le roi avait souvent été témoin de ses combats et avait chaque fois approuvé sa conduite.

Afrasiab renvoya de la salle tous les étrangers et dit à Farghar :

Ô homme prudent, rends-toi sur-le-champ à l’armée de l’Iran.

Tâche de voir ce Rustem avide de vengeance, de savoir le nombre et la qualité de ses troupes, d’apprendre quel homme de notre pays leur sert de guide ; et rapporte-moi combien d’autres vaillants chefs les accompagnent et quels sont leurs plans.

Compte les cavaliers illustres qui sont armés du lacet et de la lance ;

Compte les éléphants de guerre et les hommes au cœur de lion et calcule les bonnes et les mauvaises chances des Iraniens dans cette guerre.

Lorsque Farghar fut parti et se fut mis en route pour aller reconnaître le camp des Iraniens, le roi ambitieux devint inquiet ;

Il n’admit aucun étranger en sa présence et envoya chercher son fils Schideh, à qui il tint en secret un discours approprié aux circonstances :

Ô mon sage fils, quand tes troupes viendront-elles à ton aide ?

Sache que cette armée innombrable et cette masse de cavaliers qui ont passé notre frontière sont commandés par Rustem au cœur de lion, dont l’épée rougit la terre.

Grâce a la fortune de ce vainqueur des lions, ils ont tué ou emmené en captivité Kamous, Gargoui, le Khakan, Gahar, le glorieux Manschour, Kender, Schenkoul le roi de l’Inde et leur armée qui s’étendait depuis le Kaschmir jusqu’à la frontière du Sind.

La lutte a duré quarante jours, qui ont été remplis tantôt par des combats, tantôt par des trêves ;

Mais à la fin Rustem a enlevé avec son lacet le Khakan de dessus le dos de son éléphant, l’a jeté dans les fers et a envoyé dans l’Iran des cavaliers, des héros de tous les pays et de toutes les contrées où les grands obéissent à un chef, des armes, des dromadaires, des éléphants, des couronnes et le trône d’ivoire.

Maintenant nous avons reçu la nouvelle qu’il est entré dans notre pays, lui et ses illustres et orgueilleux compagnons ;

Et puisque la fortune tourne ainsi, je ne laisserai ici ni mes trésors ni mon trône ;

J’enverrai vers le fleuve Almas tout ce que j’ai de précieux, mes couronnes, mes ceintures, mes colliers d’or et mes boucliers d’or ;

Car ce n’est pas le temps de se livrer à la mollesse, à la musique et aux chants.

J’ai peur de Rustem à la main prompte ;

Car qui est à son aise dans la gueule du crocodile ?

Dans le combat il ne ressemble pas à un homme, les coups ne le font pas plier et la douleur ne lui arrache pas une plainte ;

Il ne craint ni lance, ni massue, ni épée ; et quand les nuages feraient pleuvoir sur lui des flèches, on dirait qu’il est de pierre ou de fer, que c’est Ahriman et non pas le fils d’un homme.

Au jour du combat il se couvre de tant d’armures que leur poids fait fléchir le dos de la terre ;

Il porte une cotte de mailles, une cuirasse, un casque et le Bebr-i-beyan et son cri est comme le tonnerre que lance le nuage ;

L’éléphant furieux ne soutient pas son choc et une barque ne porterait pas ses armes sur les flots de l’Indus.

Il est assis sur une montagne qui court comme le vent ;

Tu dirais que c’est le nuage qui a enfanté ce destrier rapide comme la gazelle, fort comme le lion et vaillant sur la terre et dans les flots du fleuve ;

Enfin je dirai, si tu me le demandes, qu’il traverse l’eau comme une barque.

J’ai eu souvent à combattre celui qui le monte ;

Il porte une cuirasse de peau de léopard et malgré tout ce que j’ai pu faire avec ma massue et ma hache d’armes, jamais je n’ai réussi à entamer son armure.

Maintenant qu’il vient nous attaquer, préparons-nous à tout événement.

Si Dieu nous est favorable, si le ciel sublime tourne au gré de nos désirs, je détruirai l’Iran et son roi et je terminerai à la fin cette guerre.

Mais si Rustem l’emporte au jour du combat, je ne resterai pas ici, je m’en irai jusqu’à la mer de la Chine et lui abandonnerai cette frontière du Touran.

Schideh lui répondit :

Ô roi plein de sagesse, puisses-tu vivre aussi longtemps qu’il y aura une couronne et un trône !

En toi résident la majesté et la splendeur royale, le savoir, la haute naissance, la bravoure et le pouvoir ;

Tu n’as pas besoin de l’avis d’un conseiller !

Il te suffit d’observer la tournure que prend le sort.

Piran, Houman, Ferschidwerd, Kelbad et Nestihen le lion ont eu leurs armes brisées, leur cœur est découragé et la peur et les soucis les ont paralysés pour le moment.

Appelle-les, remonte leur courage, fais-leur conduire de nouveau tes armées contre l’ennemi.

Tous les rois de la terre célèbrent ta gloire, tu connais le monde, tu as acquis de l’expérience ;

Et je jure par la vie et la tête du roi du Touran, par le soleil et l’épée, le trône et le diadème, que le sort de Kamous et du Khakan a rempli mon cœur de douleur et ma tête du désir de la vengeance.

Marche vers Gangue et ne tourne pas les yeux vers le bord de la mer ;

Appelle tes armées de la Chine et de Madjin et prépare-toi au combat !

Ayant ainsi parlé, Schideh s’en retourna à son palais, le cœur plein de haine, la tête remplie de colère.

La sombre nuit ouvrit ses yeux lugubres, les soucis courbèrent le dos de la lune, le monde devint noir comme le musc et Farghar revint du camp des Iraniens.

Il se présenta de nuit devant Afrasiab, au temps du repos et du sommeil et lui dit :

Après avoir quitté la cour du puissant roi, je me suis rendu auprès de Rustem le vainqueur des Divs.

J’ai vu une grande enceinte verte entourée de cavaliers semblables à des loups, un drapeau noir à figure de dragon qui semblait atteindre la lune, des tentes dressées au devant de l’enceinte et les nombreux étendards des grands plantés en terre.

Dans la tente principale j’ai vu un éléphant féroce, couvert du Bebr-i-beyan et devant lui un cheval pommelé qui semble ne pouvoir rester un instant en repos ;

On avait jeté la bride sur le pommeau de la selle et du crochet pendait un lacet enroulé.

Les chefs de cette armée sont Thous, Gouderz, Guiv, Feribourz, Gourguin et le vaillant Ferhad ;

Gourazeh commande les vedettes avec Gustehem, à qui s’est joint Bijen fils de Guiv.

Le roi fut affligé des paroles de Farghar ;

Il envoya chercher le Pehlewan de l’armée et le Sipehdar Piran, les grands et l’élite des braves accoururent rapidement comme la poussière.

Le roi leur communiqua le rapport de Farghar et leur demanda qui pouvait lutter contre Rustem.

Piran lui dit :

Que nous importent les batailles et la gloire ?

Nous combattrons pour notre pays, nos enfants et nos familles.

Cette réponse détermina Afrasiab à s’occuper sans retard de la guerre et il ordonna à Piran de marcher avec l’armée à la rencontre de Rustem.

Les grands quittèrent le roi et se portèrent dans la plaine pour se préparer au combat.

Bientôt le désert retentit du bruit des hommes et du son des trompettes ;

La poussière rendait le monde noir comme l’ébène ;

L’armée devenait si nombreuse qu’on aurait dit que la terre était cachée sous les sabots des chevaux ;

Le bruit des tambours se fit entendre et les longues files d’éléphants se mirent en marche.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021