Khosrou Parviz

Entrevue entre Khosrou Parviz et Bahram Djoubineh

...

Khosrou et Bahram se rencontrèrent, l’un le visage ouvert et l’autre avec une mine sombre.

Le maître du monde était assis sur son cheval couleur d’ivoire, une couronne d’or et de rubis sur la tête et vêtu d’une tunique de brocart d’or de Chine.

Guerdouï le précédait comme guide ; Bendouï, Gustehem et Kharrad, fils de Berzin, portant un casque d’or, l’accompagnaient, couverts de fer, d’or et d’argent et de ceintures où l’or disparaissait sous les rubis.

Lorsque Bahram vit le visage du roi des rois, il pâlit de colère et dit à ses grands :

Ce misérable fils de courtisane s’est élevé de sa bassesse et de sa stupidité jusqu’à l’état d’homme, il est devenu fort et fait le fier : un duvet noir pousse sur son visage blanc ; il devient un roi Feridoun avec la massue et la couronne ; il a appris les manières impériales, mais sa vie s’évanouira subitement.

Ce roi, à l’âme obscure, conduit son armée à la façon de Nouschirwan.

Regardez ses troupes d’un bout à l’autre et voyez s’il y a parmi eux un seul homme illustre.

Je n’y aperçois pas de cavaliers avides de combats, qui oseraient se présenter en face de moi.

Il va voir maintenant à l’œuvre des hommes vaillants, il verra le conflit des chevaux, les épées et la poussière des combats, le choc des massues et la pluie des flèches, les cris des braves et les coups donnés et reçus.

Un éléphant n’ose tenir sur le champ de bataille quand je m’ébranle avec mon armée, les montagnes se fendent quand j’élève la voix et le lion, plein de cœur, s’enfuit.

Je jette un charme sur la mer avec mon épée, je couvre de sang les plaines.

Il parla ainsi et lança son cheval blanc ; on aurait dit que ce destrier était un aigle royal qui volait.

Il choisit un étroit champ de bataille et l’armée le regarda avec étonnement.

De la, il revint vers le Nahrewan et s’avança vers le fortuné prince, accompagné de quelques Iraniens, tous armés pour le combat contre Khosrou.

Khosrou dit :

Ô vous qui portez haut la tête !

Qui de vous reconnaît Bahram Djoubineh ?

Guerdouï répondit :

Ô roi, regarde l’homme monté sur un cheval blanc, en tunique blanche, avec un baudrier noir et courant au milieu de la troupe.

Lorsque le maître du monde vit Bahram, il comprit sa nature parfaitement et dit :

Cet homme sombre à haute taille, assis sur ce cheval blanc qui relève la tête ?

Guerdouï répondit :

C’est lui, un homme qui n’a jamais eu une pensée de bien.

Khosrou dit :

Si tu fais une question à ce Pehlewan au dos courbé, il te donnera une réponse rude.

On dirait que cet homme au museau de sanglier et aux yeux à moitié fermés a le cœur rempli de colère ; regarde ses yeux et tu verras que c’est un mauvais homme et l’ennemi de Dieu dans le monde.

Je ne vois pas en lui une trace de soumission et il n’obéira jamais à personne.

Puis, il dit à Bendouï et à Gustehem :

Je tirerai au clair cette affaire.

Quand l’âne ne peut pas venir vers la charge, porte la lourde charge vers le dos de l’âne.

Puisque Djoubineh a été perverti par le Div, comment pourrait-il reconnaître la voie de Dieu ?

Un cœur malade d’ambition n’écoute plus les conseils des grands.

Il ne nous reste qu’à combattre Djoubineh, car il n’y a pas de place dans son âme pour la justice ; mais, une fois que l’on entame la lutte, les paroles ne sont plus de mise et il faut réfléchir à tout, depuis le commencement jusqu’à la fin, car qui sait qui sera victorieux dans la lutte et qui, de ce côté ou de l’autre, couvrira son armée de gloire ?

Nous avons devant nous une armée si bien ordonnée, avec un chef ardent pour le combat comme Djoubineh, un homme cruel comme le Div terrible, avec des troupes comme des loups qui hurlent.

Si vous êtes de mon avis, je ne crois pas me déshonorer si je lui fais des avances par des questions de politesse ; cela vaudra mieux que si je faiblissais dans le combat.

Si je reçois de lui des paroles mesurées, ses méfaits inouïs s’oublieront, je lui donnerai un coin du monde et lui imposerai de la reconnaissance par mes libéralités.

Alors cette lutte et ces préparations pour le champ de bataille se tourneront en paix ; la paix me profitera et ma prudence aura empêché des malheurs.

Quand un roi agit comme un marchand, le cœur des hommes purs se réjouit.

Gustehem lui dit :

Ô roi !

Puisses-tu vivre jusqu’à la fin des temps.

Tes paroles sont des perles que tu répands, tu es le plus sage des hommes ; fais ce que tu trouves bon.

Tu es plein de justice ; mais Bahram, cet esclave, est dépourvu de justice ; ta tête est remplie de cervelle et la sienne est pleine de vent.

Khosrou, ayant entendu ces paroles, se mit en route et s’avança majestueusement, précédant son escorte.

Il adressa de loin à Bahram les questions d’usage, il désirait convertir en fête la bataille imminente, disant :

Ô toi qui portes haut la tête !

Que fais-tu sur un champ de bataille ?

Tu es l’ornement de la cour, tu es le fondement du trône et de la couronne, le soutien de l’armée à l’heure de la lutte et le flambeau brillant au jour de la fête.

Tu es un héros plein d’ambition et un adorateur de Dieu ; puisse le Seigneur ne jamais retirer sa main de toi !

J’ai réfléchi sur ton sort, j’ai pesé ta position avec bienveillance ; je te donnerai l’hospitalité à toi et à ton armée, ta vue fera la joie de mon âme.

Je te nommerai Sipehdar de l’Iran, comme c’est justice ; je prierai Dieu le Créateur pour toi.

Le vaillant Bahram écouta ce discours ; il rendit la bride à son cheval blanc à queue couleur de musc, salua le roi du haut de son destrier et se tint devant lui pendant longtemps.

Ensuite cet homme monté sur le cheval blanc répondit :

Je suis content, heureux et prospère, mais toi, puisses-tu ne jamais arriver au pouvoir, car tu ne saurais user de la royauté ni justement ni injustement.

Quand le roi des Alains se fait empereur, il n’y a que des malheureux qui se fassent ses partisans.

Moi aussi j’ai réfléchi sur ton sort et je viens d’assouplir un lacet qui t’est destiné ; je ferai préparer en toute hâte un gibet élevé, je te lierai en roulant mon lacet autour de tes deux mains, je te suspendrai à ce gibet dont tu es digne et je te ferai goûter l’amertume du sort.

À cette réponse de Bahram, la joue de Khosrou pâlit comme la fleur du fenugrec, il comprit que le cœur de cet homme ne renoncerait pas au trône ni au diadème par respect pour lui.

Il répondit :

Ô ingrat !

Ce n’est pas ainsi que parle un homme qui connaît Dieu.

Quand un hôte arrive de loin à ta table, tu l’accables d’injures au moment de la fête ; tu suspends au gibet ton hôte et c’est ainsi que tu veux jeter les fondements de ta fortune ?

Telle n’est pas la coutume des rois et les cavaliers qui portent haut la tête n’agissent pas ainsi.

Si tu remontes à trente siècles, tu ne trouveras pas un Arabe ni un Perse qui ait fait cela.

Un homme de sens en serait honteux ; garde-toi de ce qui est indécent.

Quand un hôte te donne de bonnes paroles, il faut être un Div pour répondre de cette façon.

Je crains que tes mauvais jours n’approchent, car tu te conduis comme un insensé.

Ton salut est entre les mains de ce roi qui est éternel et le maître de tout ; mais tu es un pécheur et irrévérent envers Dieu ; tu es exposé au blâme et ton cœur tremble.

Quand tu m’appelles roi des Alains, tu indiques mal ma descendance.

Suis-je donc indigne d’être roi des rois ; est-ce que le diadème du pouvoir ne me convient pas, à moi dont le grand-père était Kesra et le père, Hormuzd ?

Qui donc connais-tu ayant plus de droit que moi ?

Bahram répondit :

Ô homme destiné au malheur, qui parles et agis comme les fous !

D’abord tu parles d’hôte, mais ton lignage est nouveau et tu t’appuies sur des histoires vieillies.

Qu’as-tu de commun avec les discours des rois ?

Tu n’es ni un sage ni un cavalier vaillant.

Tu étais roi des Alains, maintenant tu es sujet, tu es le plus infime esclave des esclaves.

Tu fais le mal dans le monde et ne portes pas de fruit, tu n’es pas roi, ni digne d’être le chef des grands.

On m’a acclamé roi et je ne te permettrai pas de prendre pied sur la terre.

Ensuite, si j’ai dit que ton étoile est mauvaise, que la royauté et la qualité de maître ne te conviennent pas, je l’ai dit, ô prince indigne (puisses-tu ne jamais t’asseoir sur le trône !), parce que les Iraniens sont tes ennemis ; ils lutteront contre toi et te déracineront ; ils déchireront la peau et les veines de ton corps, ils livreront ta chair aux guépards et aux chiens.

Khosrou lui dit :

Ô malfaiteur !

Comment es-tu devenu si colère et si insolent ?

Des paroles viles sont une honte pour un homme, mais ta nature était vile dès l’origine.

La raison a abandonné ton cerveau ; heureux l’homme illustre qui se nourrit de raison, mais tout Div qui sent approcher sa fin devient vantard dans ses discours.

Et pourtant je ne désire pas qu’un Pehlewan comme toi s’anéantisse et se perde lui-même, par suite de ses violences.

Ne pourrais-tu pas débarrasser ton cœur de cette haine, renoncer à cette ébullition et conjurer toi-même ta colère ?

Pense à Dieu, le dispensateur de la justice et fais de cette pensée l’appui de ton intelligence.

Tu as devant toi une montagne, regarde-là, elle est plus haute que le mont Bisoutoun ; et faire un roi de toi, c’est demander des fruits à l’épine stérile.

Ton cœur ne rêve que le pouvoir, mais nous verrons ce que sera la volonté de Dieu.

Je ne sais qui a été ton maître dans toute cette méchanceté et qui t’a enseigné une pareille foi en Ahriman, mais ceux qui t’ont tenu de pareils discours veulent amener ta mort par leurs paroles.

Il dit et descendit de son cheval blanc, qui ressemblait à l’ivoire, ôta de sa tête sa précieuse couronne, soupira, se tourna vers le soleil, remplit son cœur d’espérance en Dieu et dit :

Ô maître lumineux de la justice, tu feras porter fruit à l’arbre de l’espoir.

Tu sais ce qu’est cet esclave devant moi ; il faudrait pleurer de honte sur la couronne.

Si la race des Keïanides devait perdre cette royauté, si je ne pouvais plus porter la ceinture royale, je deviendrais serviteur dans le temple du feu, je me nourrirais de lait et de légumes, je n’aurais plus ni or ni argent en ma possession, je me vêtirais de bure dans le lieu des prières.

Mais si cette royauté est à moi, je serai ton serviteur et agirai selon la justice et la droiture.

Rends victorieuse mon armée, ne donne pas ma couronne ni mon trône à un esclave.

Si j’obtiens ce que désire mon cœur, j’accourrai à Aderguschasp faire l’offrande de cette couronne et de ce cheval, de ces bracelets, de cette chaîne, de ces boucles d’oreilles et de cette robe brodée d’or et de perles.

Je répandrai trois caisses de dinars d’or sur la coupole de lapis-lazuli, j’enverrai aux desservants du temple cent mille dirhems quand je reviendrai de la bataille.

Tout prisonnier fait sur les Bahramiens, tout captif qu’on m’amènera, j’en ferai un serviteur du feu béni et je réjouirai le cœur des Mobeds et des Hirbeds.

Je travaillerai à rebâtir toute ville qui aura été dévastée injustement et sera devenue un lieu de passage pour les lions et les onagres ; je ne la laisserai pas remplie d’épines et de mauvaises herbes.

Il dit et se releva de la poussière et cet homme opprimé se redressa après avoir prié ; il partit, rapide comme le vent, du lieu de ses dévotions et adressa à Bahram Djoubineh ces paroles :

Ô homme de l’enfer, esclave d’un Div odieux, homme dépourvu de raison, dépourvu de bonnes manières et de majesté ! C’est un Div cruel, irascible et violent qui t’a aveuglé ainsi.

Tu as reçu la colère et le goût de la vengeance, au lieu de la raison ; et ce sont les Divs qui t'ont acclamé roi.

Tu prends un hallier pour une ville, un enfer pour un jardin ; le flambeau de la raison s’est éteint devant tes yeux et a enlevé la lumière à ton âme et à ton cœur.

Il n’y a qu’un et magicien trompeur qui ait pu t’amener par les grandeurs à un abîme.

Tu étends aujourd’hui la main vers une branche dont la feuille est du poison, dont le fruit est la coloquinte.

Jamais ta famille n’a eu une pareille ambition et celui qui l’aura ne recueillera pas des bénédictions.

Dieu ne t’a pas accordé cette haute position ni ce droit ; ne penses-tu donc pas à Gourguin, fils de Milad ?

Le crabe n’a pas les ailes de l’aigle et l’aigle ne vole pas par-dessus le soleil.

Ô homme injuste et à la fortune mauvaise, ne porte pas ta pensée sur ce qui ne doit pas s’accomplir.

Je jure par Dieu le tout saint, par le trône et la couronne, que, si je te trouve isolé de ton armée, je n’aurai qu’à te frapper d’un souffle froid pour que tu sois mort même avant de m’avoir vu d’attaquer.

J’ai entendu bien des paroles dures de toi, mais mon soutien est celui qui accorde la victoire et si je ne suis pas digne de la royauté, à Dieu ne plaise que je supporte la honte de vivre en sujet.

Bahram lui répondit :

Ô homme insensé, vif et possédé du Div !

Ton père était un pieux maître du monde et n’a jamais jeté un souffle froid sur quelqu’un ; mais tu n’as pas compris la valeur d’un pareil homme, tu l’as ignominieusement privé du trône et tu prétends être maître du monde après lui, tu prétends être un homme de raison et de sens.

Mais tu es un être impur et ennemi de Dieu, dont les bienfaits se changeront en malheurs pour toi.

Même si Hormuzd n’avait pas été un roi juste et si la terre et l’époque avaient été remplies de plaintes contre lui, tu es son fils et indigne d’être roi d’Iran et d’Aniran.

Tu n’as droit ni à la vie ni au trône ; un tombeau le suffit, ô malheureux !

Parce que je veux venger Hormuzd et parce que c’est moi qui suis roi d’Iran.

Maintenant explique-moi quel homme de bien peut approuver que tu brûles les yeux des rois ou que tu donnes des ordres à ceux qui les brûlent.

Tu verras que désormais la royauté est à moi, que tout est à moi, depuis le soleil jusqu’au dos du poisson qui supporte la terre.

Khosrou dit :

À Dieu ne plaise que même un esclave se réjouisse des douleurs d’un père.

C’était écrit et il est arrivé ce qui devait arriver ; mais tu veux accumuler paroles sur paroles, tu t’attribues toi-même la royauté et quand arrivera la mort, tu n’auras pas même un linceul.

Sur ce cheval et avec ces caparaçons dignes d’un grand seigneur, tu ces un roi impuissant ; tu n’as ni maison, ni héritage, ni pays, ni haute naissance ; tu es un roi qui n’est rempli que de vent.

Malgré cette armée, ces richesses et ce titre mensonger, tu ne brilleras pas sur le trône de la royauté.

Il y a eu avant toi des hommes vaillants et ambitieux, armés de lourdes massues, mais ils n’ont pas prétendu à l’empire, parce qu’ils étaient sujets et n’avaient pas droit au trône ni au diadème.

Tu lèveras toujours la tête avec colère, toujours les larmes de honte rempliront tes yeux, le sort t’en voudra toujours et tes ennemis bouillonneront d’envie de te faire du mal.

Dieu en créant un roi le choisit pour sa justice, ou il le choisit pour ses hauts faits et pour sa grande naissance ; il donne la royauté au plus digne, au plus intelligent et au plus innocent.

Si mon père m’a nommé roi des Alains, c’est qu’il était inquiet pour moi de tes embûches ; mais maintenant Dieu m’a donné l’empire, la puissance, le trône et la couronne de la royauté ; je les ai reçus du maître du monde, qui connaît ce qui est public et ce qui est secret.

Je les ai reçus par ordre du roi Hormuzd, qui lui-même avait hérité la couronne de son père et par le Grand Mobed, par les sages, les grands et les nobles expérimentés dans les affaires.

Selon la loi sainte, apportée du ciel par le vieux et sage Zerdouscht, qui a remis le message de Dieu à Lohrasp, lequel l’a accepté et transmis à Guschtasp, tous les hommes sont sous ma protection, qu’ils m’aient fait de la peine, ou qu’ils m’aient donné des trésors, qu’ils soient mes ennemis ou mes amis ; tous sont maîtres de leurs femmes et de leurs enfants et je les appelle tous des hommes purs.

Partout où se trouve un homme pauvre, venant d’une ville qui a été dévastée, je l’enrichirai, que ce soit un homme perdu ou un homme maître de lui-même.

Je convertirai les halliers en paradis, je les remplirai d’hommes, de bétail et de moissons.

Jusqu’à ce que je quitte ce monde instable, je tirerai de l’oubli par des récompenses tout homme de mérite, je le pèserai dans la balance de mon cœur et fortifierai son bras.

Puisque Hormuzd gouvernait le monde avec justice et que la terre et l’époque étaient heureuses sous lui, le fils a dû hériter du trône de son père, hériter de sa couronne, de sa ceinture et de sa fortune.

Mais toi, tu es un homme plein de crimes et de fourberies, tu as attaqué Hormuzd, toi le premier et tout le mal est venu de tes ordres, de tes fraudes, de tes ruses et de tes machinations.

S’il plait à Dieu, je rendrai noir pour toi le soleil brillant, pour venger le roi.

Maintenant, qui a droit au trône ?

Et si je n’en suis pas digne, qui donc le mérite ?

Bahram répondit :

Ô homme vaillant !

Celui qui t’enlève le trône le mérite.

Est-ce que les Aschkanides ne possédaient pas le pouvoir royal, lorsque la fille de Babek mit au monde Ardeschir ?

Et Ardeschir ne devint-il pas puissant et le trône ne tomba-t-il pas entre ses mains lorsqu’il eut tué Ardewan ?

Cinq cents ans ont passé depuis, la tête et la couronne des Sasanides se sont affaiblies ; le jour est venu où je m’empare du trône et du diadème et ma fortune victorieuse est aujourd’hui dominante.

Quand je vois ton visage et ta fortune, ton armée, ton diadème et ton trône, j’étends la main sur le pouvoir des Sasanides, comme un lion apprivoisé qui devient féroce.

J’effacerai leurs noms du livre, je foulerai aux pieds le trône de Sâsân ; car le pouvoir appartiendrait aux Aschkanides, si l’on écoutait les hommes qui savent la vérité.

Khosrou dit :

Ô homme insensé et avide de combats !

Si un roi doit être de la race des Keïanides, est-ce que tu en es ?

Que sont au fond tous les gens de Reï ?

Ce sont des hommes à deux faces et quels hommes sont-ils ?

C’est de Reï qu’est venu Mahiar, au cœur impur, qui a détruit la famille d’Isfendiar ; c’est de Reï qu’est sortie une petite armée, qui s’est réunie aux troupes d’Iskender, s’est alliée aux Roumis et s’est emparée subitement du trône des Keïanides ; mais le Créateur n’a pas approuvé et ce sont les gens de Reï qui ont attiré le malheur sur les Iraniens, qui, à partir de là, se sont tous combattus les uns les autres.

Le maître du monde, toujours secourable, a placé alors le diadème royal sur la tête d’Ardeschir, qui était digne de la couronne des Keïanides, car il était un maître du monde de race royale.

Est-ce que le nom de ces hommes illustres est oublié ?

Est-ce que mes paroles ne sont que du vent ?

Qui est-ce maintenant qui est digne du pouvoir ?

Qui est le maître de ce monde instable ?

Le vaillant Bahram répondit :

Moi, qui arracherai la racine des Keïanides.

Khosrou reprit :

Voici une sentence que les sages répètent d’après les anciens : Il ne faut jamais confier l’épée du pouvoir à un ignorant, à un homme égaré ni à un homme infime, car, quand tu voudras la reprendre, tu ne pourras pas la ressaisir, parce que le détenteur de ce trésor s’en est enivré.

Qu’a dit un homme intelligent, aux paroles douces ?

Si tu places au pinacle un homme de rien, tu n’en tireras à la fin que de la peine et du chagrin.

Tiens-toi loin des ingrats.

Mon père, en homme inconsidéré et irréfléchi dans l’action, qui ne distinguait pas entre les apparences et le fond de ton âme, a confié à des gens de rien l’épée des Keïanides, lui qui avait autour de lui tant d’hommes grands et petits !

Il t’a donné le commandement des hommes qui portent haut la tête et tu es devenu le chef du pays de Kaschan.

Tu étais vaillant, ardent et ambitieux, mais ta mauvaise nature t’a rendu malfaisant.

Ce trône d’argent et le sceau royal t’ont enivré et tu as quitté la vraie voie.

Alors ton nom de Djoubineh (l’homme au bâton) s’est changé en Bahram (Mars) et ton trône d’argent est devenu un piège pour toi.

Sur ce trône, tu as voulu t’élever au-dessus de la lune ; tu étais Sipehbed et tu as voulu être roi.

Aucun homme de sens n’a pu te conseiller ainsi et je crois que tu t’es associé à un Div.

Bahram lui dit :

Ô homme malfaisant !

Tu n’es bon qu’à dire des injures.

Tu ne tiens aucun compte des lois de Dieu et tu réclames le trône, toi qui en es indigne.

Tu brûles les yeux du roi du monde ; comment chose pareille pourrait-elle rester secrète ?

Tous tes amis sont réellement tes ennemis ; en paroles, ils sont avec toi, dans leur cœur, ils sont avec moi.

Le Khakan me soutient dans cette entreprise et de même toute l’armée qui occupe le pays entre l’Iran et la Chine ; car je suis un homme juste et tendre, j’ai une épée et une main et aucun ennemi ne me vaincra.

Je transplanterai le siège du pouvoir du Farsistan à Reï, je ne laisserai pas même subsister le nom des Keïanides ; je ferai fleurir la justice dans le monde entier, je relèverai les coutumes de Milad.

Je suis de la race de l’illustre Ariseh ; quand je fais la guerre, je suis un feu irrésistible.

Je suis le petit-fils de Gourguin, qui ambitionnait la possession du monde ; je suis la flamme ardente du feu de Berzin.

Le roi Saweh ne voulait laisser dans l’Iran ni trône, ni sceau, ni diadème, il voulait raser jusqu’à terre les temples du feu, ne laisser célébrer ni le jour du Naurouz ni la fête de Sedeh et tous les Iraniens furent des esclaves jusqu’à ce que j’eusse pris les armes pour ce pays.

Si tu ne connais pas le nombre de ces maîtres insolents, va et compte jusqu’à quatre cent mille et douze cents éléphants de guerre ; on aurait dit que les chemins ne leur suffisaient pas.

Cette grande armée fut battue et je l’ai poursuivie comme un lion féroce.

Sache qu’un homme qui n’a pas fait de grandes choses ne prétend pas follement au trône des rois ; mais mon casque exhale un parfum de couronne et mon épée me donnera le trône d’ivoire, pendant qu’une mouche qui t’attaquerait te précipiterait en bas du trône.

Khosrou répondit :

Ô homme dont les traces portent malheur !

Pourquoi ne t’es-tu pas souvenu, à Reï, de Gourguin, qui ne pensait pas au trône, qui n’avait ni pouvoir, ni gloire, ni haute fortune.

Personne dans le monde ne connaissait ton nom, tu étais de basse condition et inconnu, lorsque le noble Mihran Sitad est arrivé et a parlé de toi au roi de l’époque.

C’est ainsi qu’il t’a tiré de la poussière obscure ; mais tu as oublié tout cela.

Le roi t’a donné des trésors, des armes, des troupes et le drapeau de Rustem, brillant comme la lune.

Dieu n’a pas voulu que le pays d’Iran fût converti en désert par les héros de la Chine, il t’a aidé dans le combat contre eux et ton casque s’est élevé jusqu’aux nues les plus hautes.

Lorsque le maître des sphères qui tournent a décidé que ce royaume redevint prospère, c’est toi qui t’en es attribué l’honneur.

Puisses-tu ne jamais acquérir ni puissance ni bonheur !

Et si ce royaume doit échapper à la race des Keïanides, pourquoi prends-tu les armes ?

Il faut un Iskender pour obscurcir la fortune des rois des rois ; mais toi, avec ton visage de Div, avec ta couleur de poussière, puisses-tu ne jamais rester que dans les bas-fonds.

C’est par ta perversité et par tes manœuvres que le jour s’est mis en deuil pour le roi d’Iran.

Tu as fait frapper des Dirhems à mon nom et tu as voulu par là me faire priver de la vie.

Tu es l’élément du mal dans le monde, tu occupes la plus haute place parmi les pervers.

Tout le sang qui a été versé sur la terre, c’est toi qui en es responsable ; mais tu ne trouveras pas endormi dans la nuit sombre celui que tu as traqué toute la journée à la lumière du soleil.

Ô homme infortuné et injuste, n’emploie pas ta vie entière à des actes pervers !

Pense à te réconcilier avec Dieu, fais œuvre de raison et de droiture, car ce monde passera sur moi et sur toi et le temps compte nos respirations.

Qui voudrait dire que la perversité vaut mieux que la droiture ?

Pourquoi as-tu donc livré ton cœur à la perversité ?

Si tu veux, tu posséderas tout ce que tu désires, tu auras une part de ce royaume, tu vivras heureux dans ce monde, libre et garanti contre les attaques de tes ennemis et quand tu quitteras cette demeure passagère, tu ne seras pas en peine au moment du retour à Dieu.

Il faut faire ni plus ni moins que ce que Zerdouscht dit dans le Zend :

Si quelqu’un s’écarte de la foi pure et n’a pas dans son cœur la crainte et la terreur de Dieu, il faut lui donner des avis pendant une année et s’il n’en profite pas, il faut le tuer sur l’ordre du roi et jeter sur la route son corps souillé de crimes ; mais s’il a de mauvaises intentions contre le roi de la terre, il faut le tuer à l’instant même.

Aussi ton sang sera certainement versé, c’est à cela que doit aboutir ton sort misérable ; ta vie sera désormais malheureuse et après ta mort, ta place sera le feu.

Si tu continues à suivre ta voie et à détourner ta tête du roi et de la justice de Dieu, tu auras à te repentir de tes actions, de tes viles paroles et de tout ce que tu as fait.

Tu es malade et mes avis sont ta médecine ; je ferai tous mes efforts pour te guérir et si l’avidité et l’envie sont trop puissantes dans ton cœur pour que tu m’écoutes, dis-le et je t’amènerai un autre médecin ; mais ton médecin doit être le conseil et ton remède la raison, qui peut-être arrachera de ton cœur l’ambition du trône.

La victoire a fait de toi un homme, mais le souci des trésors t’a converti en rebelle.

Tu as entendu parler de l’impiété de Zohak, comment il a rempli le monde de terreur par les Divs et les magiciens et comment, lorsqu’il eut désolé le cœur des grands, Feridoun, le fortuné, l’a traité.

Or, tous les hommes de ton armée sont, dans leur cœur, mes esclaves, ils sont à moi dans la vie et la mort.

Tu leur as donné un peu de gloire et c’est ainsi qu’ils ont détourné la tête de la justice ; mais quand je montrerai mes trésors, je remplirai les cœurs des braves de bonne volonté pour moi.

Lorsque tu as été victorieux du roi Saweh, toute l’armée a cru qu’elle était invincible, rassasiée et enivrée comme elle était par son butin.

Il ne faut pas que ces braves sans peur et sans frayeur périssent de ma main et je ne veux pas que ces grandes armées, tous ces hommes illustres et vaillants se combattent jusqu’à ce que le pays d’Iran soit dépeuplé et que le trône du pouvoir soit brisé.

Dis-moi qui était roi du temps d’Arisch ; cela me débarrassera peut-être de tes prétentions.

Bahram dit :

Minoutchehr était alors roi, maître de l’armée et du diadème.

Khosrou répliqua :

Ô homme de mauvaise nature, si tu sais que Minoutchehr était roi du monde, comment ne sais-tu pas qu’Arisch était son esclave, courbant la tête sous les ordres et la volonté du roi.

Puis, quand il y eut un roi comme Keï Khosrou, le vindicatif et un serviteur comme Rustem, celui-ci aurait pu saisir le pouvoir et s’emparer de la majesté du trône des Keïanides ; mais il a respecté le droit des rois et n’a pas jeté un seul regard sur le trône.

Bahram répondit :

La vérité est, ô homme de mauvaise race, que tu es de la famille des Sasanides et que Sâsân était pâtre et fils de pâtre et que ce n’est pas même Babek qui, le premier, lui avait confié un troupeau.

Khosrou lui dit :

Ô malfaiteur !

Ton orgueil ne peut venir de ce que tu descendrais de Sâsân ; toutes tes paroles sont des mensonges ; mais, proférer des paroles fausses est un déshonneur.

Tu sors de gens de rien et de malfaiteurs, tu ne sors point de la race de Sâsân.

Bahram dit :

Le fait que Sâsân a été pâtre ne sera jamais oublié dans le monde.

Khosrou répondit :

Lorsque Dara mourut, il ne pouvait pas laisser le trône du pouvoir à Sâsân ; la fortune avait disparu, mais comment la naissance aurait-elle pu disparaître ?

Les paroles ne rendent pas juste ce qui est injuste et c’est là la sagesse, l’intelligence et la dignité avec lesquelles tu réclames le trône des rois des rois !

Ayant ainsi parlé, il sourit, se détourna de Bahram et se dirigea vers son camp.

Mais il y avait les trois Turcs audacieux, sujets du Khakan, avides de proie comme des loups, qui avaient dit à Bahram que, pour acquérir de la renommée, ils amèneraient au jour du combat le corps du roi, mort ou vivant, devant lui, sur le front de l’armée.

L’un d’eux, un cavalier de race impure, courageux, colère et ne connaissant pas la peur, s’élança, sombre et avide de combat, un lacet de soixante tours pendu à son bras ; arrivé près du cheval couleur d’ivoire, il visa la noble couronne de Khosrou, lança son lacet roulé et prit dans le nœud coulant le haut de la couronne du roi.

Gustehem coupa avec son épée le lacet et la tête du roi ne reçut pas d’atteinte.

Le vaillant Turc banda à l’instant son arc et y plaça une flèche qui éclipsait la lumière du ciel, mais Bahram dit à celui qui allait faire une mauvaise action :

Puisses-tu être enterré sous la terre sombre !

Qui t’a dit de combattre le roi ?

N’as-tu pas vu que j’ai été debout devant lui ?

Puis, il s’en retourna à son camp, l’âme pleine de douleur et le corps en feu.

Dernière mise à jour : 9 janv. 2022