Keï Kaous

Tehmimeh, fille du roi de Semengan, va trouver Rustem

...

Quand une partie de la nuit se fut écoulée et pendant que l’étoile du matin passait le long du ciel qui tourne, on entendit des paroles prononcées à voix basse et la porte de la chambre où couchait Rustem s’ouvrit doucement ; une esclave entra, tenant à la main une lampe parfumée d’ambre et s’approcha du lit du héros ivre.

Elle était suivie par une femme voilée au visage de lune, brillante comme le soleil, belle de couleur et de parfum.

Ses deux sourcils formaient un arc, les deux boucles de ses cheveux étaient des lacets, sa stature était celle du haut cyprès ; ses deux lèvres ressemblaient au rubis du Yémen, sa bouche était petite comme le cœur serré d’un amoureux, son esprit était plein d’intelligence, son corps était pur comme une âme pure ; tu aurais dit qu’il n’y avait en elle rien de terrestre.

Rustem le héros au cœur de lion demeura stupéfait et invoqua sur elle les grâces de Dieu.

Il lui adressa la parole et lui demanda :

Quel est ton nom ?

Que cherches-tu dans la nuit sombre ?

Quel est ton désir ?

Elle répondit :

Je suis Tehmimeh et tu dirais que mon cœur est déchiré par le souci.

Je suis la fille unique du roi de Semengan.

Je suis née de la race des lions et des léopards.

Aucun des princes de la terre n’est digne de moi et il y a peu de femmes comme moi sous le haut ciel.

Jamais homme ne m’a vue dévoilée ; jamais homme n’a connu le son de ma voix.

Mais j’ai entendu faire de toi beaucoup de récits qui semblent des contes de fées et qui m’ont appris que tu ne crains ni Div, ni lion, ni léopard, ni crocodile, tant ta main est prompte à frapper ; que tu viens, dans la nuit obscure, tout seul, dans le pays de Touran ; que tu erres sur la frontière sans te lasser ; que tu fais rôtir un onagre pour toi seul ; que tu fais gémir l’air sous les coups de ton épée ; que le cœur du lion et la peau du léopard se fendent quand ils voient la massue dans ta main ; que l’aigle n’ose pas s’abattre sur sa proie quand il voit ton épée nue ; que le lion porte les marques de ton lacet et que le nuage verse du sang de peur de ta lance.

Tels sont les récits qu’on m’a faits et je me suis souvent mordu la lèvre à cause de toi ; souvent j’ai désiré de voir tes épaules, tes bras et ta poitrine.

Maintenant Dieu t’a fait demeurer dans cette ville et je suis à toi si tu veux de moi, sinon ni oiseau ni poisson ne me verront jamais.

Songe d’abord que mon amour pour toi m’a réduite à un état tel que je sacrifie ma raison pour ma passion ; ensuite que Dieu permettra peut-être qu’il me naisse un fils qui deviendra comme toi, un homme brave et fort et à qui Saturne et le soleil donneront l’empire du monde ; enfin que je t’amènerai ton cheval et mettrai à tes pieds tout le pays de Semengan.

Les paroles de cette lune cessèrent.

Rustem les avait écoutées jusqu’au bout ; et quand il regarda ce visage de Péri, quand il vit que l’intelligence était son partage, enfin quand il l’entendit lui promettre Raksch, il comprit que cette aventure ne pouvait finir que glorieusement.

Il désira qu’un Mobed plein de vertu allât demander Tehmimeh à son père.

Dès que le roi entendit les paroles du Mobed, il en fut réjoui et en grandit comme un noble cyprès.

Il donna sa fille à ce Pehlewan, en observant les coutumes et les rites et conclut cette alliance avec joie et selon le plaisir, le vœu et la volonté de Rustem.

Quand il donna sa fille au Pehlewan, tous, jeunes et vieux, y applaudirent ; dans l’excès de leur joie ils versèrent leur âme sur Rustem et le bénirent, disant :

Que cette nouvelle lune te porte bonheur !

Que la tête de les ennemis soit tranchée !

Ensuite sa compagne fut laissée seule avec lui, et la nuit longue et sombre s’écoula ; et lorsque le soleil brillant commença de lancer de la haute voûte du ciel ses lacets de lumière, Rustem prit un onyx qu’il portait au bras et qui était célèbre dans le monde entier et le donna à Tehmimeh, en disant :

Garde ce joyau et si le ciel veut que tu mettes au monde une fille, prends cet onyx et attache-le aux boucles de ses cheveux sous une bonne étoile et sous d’heureux auspices ; mais si les astres t’accordent un fils, attache-le à son bras, comme l’a porté son père ; il égalera en stature Sam fils de Neriman ; par sa bravoure et sa bonté, il ressemblera à Keriman ; il abattra dans les nues l’aigle ailé et le soleil ne luira pas sur lui malignement.

Rustem passa ainsi la nuit avec la belle au visage de lune, tenant avec elle des discours sur toutes choses ; et lorsque le soleil se leva brillant dans le ciel et commença d’embellir avec amour la terre, Rustem prit congé de Tehmimeh, la pressa contre son cœur et lui baisa plusieurs fois les yeux et le front.

La belle au visage de Péri se sépara de lui en pleurant et demeura dans la douleur et la tristesse.

Le glorieux roi alla trouver Rustem et lui demanda comment il avait dormi et s’était reposé ; après quoi il lui donna de bonnes nouvelles de Raksch et le distributeur des couronnes en fut réjoui dans son cœur.

Il sortit, caressa son cheval et le sella, en rendant grâce à Dieu, de qui vient tout bonheur ; puis il partit rapide comme le vent et se dirigea vers l’Iran, pensant toujours à cette aventure.

De là il se rendit dans le Zaboulistan et ne raconta à personne ce qu’il avait vu et entendu.

Dernière mise à jour : 11 sept. 2021