Guschtasp

Isfendiar tue Kehrem

...

Quand la lune fut assise sur son trône d’argent, et quand trois veilles de la nuit sombre furent passées, le gardien cria d’une voix forte sur les murs du palais:

Guschtasp est roi et sa fortune est victorieuse!

Puisse Isfendiar rester toujours jeune, puissent le ciel et la lune et le sort le protéger, lui qui a tranché la tête à Ardjasp pour venger Lohrasp, et a rétabli la majesté et la gloire du trône!

Il a precipité du trône le roi des Turcs et l’a jeté sur le sol; il a grandi le nom et le trône de Guschtasp!

Toute l’armée des Turcs, en entendant ces cris, prêta l’oreille; le cœur de Kehrem fut assombri par les paroles de la sentinelle, son esprit fut confondu par ses cris, il écouta et dit à Enderiman:

Dans la nuit sombre aucun bruit ne se perd; qu’en dis-tu?

Que va-t-il se passer cette nuit?

Il faut que nous tenions conseil.

Qui ose pousser des cris de cette espèce pendant cette nuit et au chevet du lit même d’un roi comme Ardjasp?

Il faut envoyer au palais cet homme quel qu’il soit, et lui trancher la tête; car si les sentinelles se permettent, au jour du combat, un jeu pareil, notre armée sera en danger, et si les gens de la maison sont nos ennemis, les étrangers ne tarderont pas à en profiter.

Brisons avec la massue du malheur le crâne de celui qui pousse ces cris funestes et de mauvais augure.

Les cris continuèrent; le cœur de Kehrem était blessé par la voix de la sentinelle, et partout les oreilles des braves furent remplies de ces paroles bruyantes; les Turcs se dirent:

Voilà bien du bruit, et cela passe ce qui est permis à une sentinelle; chassons d’abord l’ennemi du palais, ensuite nous détruirons l’armée.

Le cœur de Kehrem se serra de plus en plus par l’effet de cette voix de la sentinelle; il se tordit et son front se rida; il dit à ses troupes:

Cette armée devant nous m’a rempli de soucis sur le sort du roi; mais maintenant il faut sans doute rentrer dans le palais, et je ne sais ce qui devra se faire après.

Les grands de la Chine s’en retournèrent et quittèrent de nuit le champ de bataille.

Isfendiar les suivit, couvert d’une cotte de mailles et portant sa massue à tête de bœuf; et Kehrem, arrivé à la porte du palais, aperçut l’armée des Iraniens derrière lui. Il dit:

Maintenant quel parti nous laisse à prendre le vaillant Isfendiar, si ce n’est de livrer bataille?

Tirons tous du fourreau nos épées et chargeons de notre réponse nos poignards.

Mais la Fortune avait ridé son front, et le sort fut dur pour ces grands.

Les deux armées se battirent avec rage, elles s’accablèrent de coups l’une l’autre, jusqu’à ce que l’aube du jour parût et que les grands de la Chine périssent.

Les hommes qu’Isfendiar avait laissés dans le palais du roi accoururent sur les murs et lancèrent au milieu de l’armée la tête tranchée d’Ardjasp, cet ambitieux qui avait versé le sang de Lohrasp, et les Turcs cessèrent de combattre.

Il s’éleva de leurs rangs un cri immense;

Les héros ôtèrent de leurs têtes les casques, les deux fils d’Ardjasp éclatèrent en larmes; ils étaient comme consumés d’un feu ardent.

Leur armée reconnut quel était l’auteur de tout ce mal, et sur qui il fallait pleurer dans ce jour de malheur. Elle s’écria:

Hélas! le héros, le chef, le Sipehdar, le roi, le vaillant prince!

Que celui qui l’a tué soit tué sur le champ de la vengeance, que son heure passe pour toujours!

A qui confier maintenant notre existence, à qui remettre le drapeau que nous avons à l’aile droite, puisque le centre n’est plus occupé par le roi?

Périsse l’armée, périsse le diadème!

Maintenant nous n’avons plus besoin que de la mort, et de Khallakh jusqu’à Tharaz tout est plein de douleur!

Alors tous s’avancèrent pour chercher la mort;

Ils s’avancèrent couverts de cottes de mailles et de casques, et armés de massues.

Le bruit des coups donnés et reçus retentit sur le champ de bataille; l’air devint comme un nuage noir; de tous côtés gisaient des monceaux de morts, d’hommes dont les jours étaient passés; toute la plaine était remplie de têtes et de bras sans troncs, et d’autres côtés de mains et de massues; des flots de sang battaient la porte du palais, et personne ne distinguait plus entre sa main droite et sa gauche.

Isfendiar s’avança, le Sipehdar Kehrem se raffermit sur ses étriers et les deux héros se jetèrent l’un sur l’autre, de manière qu’on aurait dit que leurs corps n’en faisaient qu’un.

Isfendiar saisit Kehrem par la ceinture, et le dos de Kehrem plia sous sa main; il le souleva et le lança par terre, et toute l’armée éclata en bénédictions sur le roi.

On lia les deux mains de Kehrem et on l’emporta comme une chose vile; sa noble armée se dispersa; il pleuvait des coups de massue comme de la grêle; la terre était couverte de Turcs et le ciel ne respirait que la mort, les têtes tombaient sous les coups d’épée comme les feuilles des arbres; les uns perdirent tout ce qu’ils avaient, les autres gagnaient des trônes; le sang inondait de ses vagues le champ de bataille; la tête de l’un était broyé sous les sabots des chevaux, celle d’un autre se couvrait d’un diadème.

Personne ne sait le secret de ce monde stérile, il ne dévoile jamais ce qu’il cache.

Quiconque avait un cheval qui portait haut la tête se hâta de s’enfuir;

Mais quiconque se trouvait dans la gueule du dragon avait beau lutter, il ne pouvait s’en échapper.

Il ne survécut pas beaucoup de Turcs et de Chinois, et ceux qui restèrent étaient des hommes inconnus.

Tous jetèrent leurs casques et leurs cuirasses, et leurs yeux étaient noyés de larmes.

Ils vinrent en courant auprès d’Isfendiar, leurs yeux brillants de larmes comme le printemps; mais le Sipehdar était sanguinaire et sans pitié, et son armée se réjouit de son humeur cruelle.

Il ne fit pardon à aucun des héros, et l’on tua des blessés sans nombre; pas un des grands de la Chine ne survécut, pas un des princes du Touran ne resta en vie.

Ensuite les Iraniens enlevèrent les tentes et leurs enceintes, et abandonnèrent aux morts le champ de bataille, et Isfendiar, ayant vu ce qui s’était fait de bon et de mauvais, se rendit de l’autre côté du fort et fit dresser ses tentes.

Il fit élever sur la porte du fort deux hauts gibets d’où pendaient des lacets roulés, et fit pendre Enderiman la tête en bas, et attacher son frère à l’autre gibet.

Puis il envoya dehors ses troupes de tous cotés, partout où il y avait la trace d’un endroit habité, et y fit mettre le feu.

On brûla ainsi tout le pays de Touran;

Nulle part ne restait plus un grand, et aucun cavalier ne survécut en Chine et dans le Touran.

Tu aurais dit qu’un nuage noir avait passé et avait fait pleuvoir du feu sur ce champ de bataille.

Quand le prince, qui ambitionnait la possession du monde, vit tout cela, il rassembla les chefs de l’armée et fit apporter du vin.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021