Guschtasp

Isfendiar est reconnu par ses soeurs

...

Quand le soleil brillant eut quitté la voûte du ciel, et que les acheteurs eurent abandonné le marché, les deux sœurs d’Isfendiar sortirent du palais dans la rue en pleurant et portant sur l’épaule des cruches d’eau;

Elles vinrent auprès d’Isfendiar.

Elles vinrent le cœur déchiré et abattu.

Isfendiar, à ce spectacle, cacha sa figure pour la dérober à ses sœurs. Il tremblait de ce qu’elles allaient faire, et il couvrit ses joues avec les manches de sa robe.

Elles allèrent toutes les deux vers lui, leurs joues inondées de deux torrents de larmes de sang, et les malheureuses se mirent à supplier le riche marchand, disant:

Puissent tes nuits et tes jours être heureux!

Puisse le ciel obéir à tes ordres comme un esclave.

Quelle nouvelle de Guschtasp et d’Isfendiar y a-t-il dans l’Iran, ô héros illustre!

Voici deux filles de roi captives entre des mains impures, la tête et les pieds nus, les épaules chargées de cruches d’eau!

Notre père vit dans la joie pendant le jour, et dort en paix pendant la nuit, et nous courons nues devant tout le peuple!

Heureux celui dont le corps est vêtu d’un linceul!

Voici comment nous pleurons des larmes de sang; mais tu peux guérir nos douleurs, si tu as des nouvelles de notre pays; car ici même la thériaque est devenue du poison pour nous.

Isfendiar poussa un cri sous sa robe, un cri qui fit trembler de terreur ces deux filles;

Il s’écria:

Je voudrais qu’Isfendiar n’eût jamais existé, ni ceux qui parlent de lui.

Maudit soit Guschtasp, le roi injuste!

Puisse jamais un homme comme lui ne posséder la couronne et la ceinture!

Ne voyez-vous pas que je viens ici pour trafiquer, que je travaille pour mon pain?

Quand la noble Homaï entendit cette voix, elle la reconnut et son cœur se serra; mais, bien qu’elle eût reconnu la voix de son frère, elle renferma en elle-même son secret, et resta devant lui le cœur blessé et les larmes coulant de ses deux yeux sur ses joues, ses vêtements déchirés, ses deux pieds nus dans la poussière, et son âme remplie de terreur et de crainte d’Ardjasp.

Le héros à l’âme pure avait aussi vu que Homaï l’avait reconnu: il découvrit rapidement sa figure, les yeux pleins de larmes, le cœur gonflé de sang, le visage brillant comme le soleil.

Confondu de ce que le sort amenait, il devint pensif et se mordit les lèvres; à la fin il dit à ses sœurs:

Pendant quelques jours il faut que vous teniez toutes les deux la bouche fermée;

car je suis venu ici pour livrer bataille, je suis venu avec beaucoup de fatigues pour acquérir du renom et de la gloire.

Quand il y a un père dont les filles sont réduites à porter de l’eau, dont le fils est en danger, pendant que lui dort d’un sommeil doux, il vaudrait mieux n’avoir pour père que le ciel, et pour mère que la terre.

Vraiment c’est un sort qu’on ne peut bénir.

Ensuite le généreux prince quitta son magasin, courut auprès d’Ardjasp et lui dit:

Ô roi, puisses-tu être heureux!

Puisses-tu être le maître du monde et vivre à jamais!

J’ai rencontré sur ma route une mer profonde que je ne connaissais pas, de cette mer s’est élevé un vent violent, tel que le pilote disait qu’il ne se rappelait rien de semblable; nous tous dans le vaisseau étions en détresse et en larmes, nous étions grillés comme sur un feu ardent.

Alors j’ai fait devant Dieu l’unique, le distributeur de la justice, le vœu que si j’arrivais ici en vie, je donnerais une fête dans chaque pays à la tête duquel se trouverait un prince, que j’accorderais tout à ceux qui me demanderaient, que ce fût beaucoup, que ce fût peu, que je comblerais de faveurs les pauvres.

Maintenant, si le roi veut m’honorer, il me rendra glorieux en m’accordant ma demande.

Je fais les préparatifs d’une fête où je serai l’hôte de tous les grands de l’armée, de tous ceux qui sont en honneur auprès du maître du monde, et l’accomplissement de ce désir remplirait de joie mon âme.

Ardjasp entendit ces paroles avec plaisir, et la tête de cet homme ignorant se remplit de folie.

Il permit alors à tous ceux qu’il honorait le plus, aux plus renommés de ses hommes de guerre, de se rendre au palais de Kharrad comme ses hôtes, et de s’y enivrer tous s’il leur donnait du vin.

Isfendiar lui dit:

Ô roi, ô homme illustre, ô Mobed, maître du monde, homme noble et intelligent! ma maison est trop étroite et sa terrasse est trop haute; mais nous serions très bien sur ce rempart du château intérieur.

Nous sommes à l’entrée du mois de juin, nous ferons un feu en plein air, nous réjouirons le cœur des nobles avec du vin.

Ardjasp répondit:

Mets-toi où tu veux; c’est celui qui donne la fête qui est roi du logis.

Le Pehlewan partit en courant et tout heureux; il fit monter beaucoup de bois sur la terrasse du château, tuer des chevaux et quelques agneaux, et porter tout sur la terrasse: bientôt il s’éleva, du bois qu’on y avait amassé, une fumée qui rendait invisible le ciel.

Alors il fit apporter du vin, et lorsque tout fut bu, les convives tombèrent à la renverse.

A la fin tous les grands partirent ivres, chacun tenant avec la main, dans son ivresse, une tige de narcisse (c’est-à-dire le bras d’un page).

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021