Kesra Nouschirwan

Histoire de Mahboud le Destour de Nouschirwan

...

Ayant fini cette histoire, je passe à celle de Mahboud, le Destour du roi.

Ne te repose pas un instant du devoir d’apprendre et ne jette pas ton esprit dans l’illusion de tout savoir.

Si tu dis : J’ai payé ma dette à l’intelligence, j’ai appris tout ce qu’il me faut,

Le sort te jouera un beau, tour et te forcera de te rasseoir devant ton maître.

Écoute maintenant cette aventure, d’après les paroles d’un Dihkan qui l’a lue dans un ancien récit.

Un Mobed a dit :

Aucun roi comparable à Kesra sur son trône d’ivoire n’a placé depuis lui la couronne sur la tête et personne n’a souvenir d’un roi aussi grand dans la guerre et dans les fêtes, aussi maître de ses passions et aussi juste.

Il apprenait des sages la sagesse, il éclairait son esprit par le savoir.

Il aimait à avoir autour de lui des Mobeds, quand il dînait et quand il se reposait ; il ornait son esprit de connaissances.

De même que Nouschirwan encourageait les discours des savants, ne te relâche pas dans l’étude.

Tu ne te connais pas, si tu dis que tu es savant, que tu as acquis le pouvoir de faire tout ce que tu désires.

Quand tu auras entendu cette histoire, garde dans ta mémoire les paroles du vieux Dihkan.

Je lui faisais des questions sur les temps anciens et il m’a raconté que Nouschirwan avait un Destour honnête et attentif, qui était son trésorier.

Il était intelligent et droit dans ses intentions, ne cherchait dans le monde qu’une bonne renommée, était aimable de caractère et d’excellent conseil, avait accès auprès du roi, qui l’honorait.

Le nom de cet honnête homme était Mahboud, son esprit et son cœur étaient remplis de paroles douces.

Il avait deux fils semblables au gai printemps, qui étaient toujours de service chez le roi, quand il allait prier ou quand il demandait à un Mobed le barsom.

Nouschirwan ne mangeait que ce que lui présentait Mahboud et il avait la même confiance dans les deux fils ; sa cuisine était dans la maison de Mahboud et il se regardait comme l’hôte de celui-ci et les deux jeunes gens illustres et purs portaient les mets chez le roi.

Les grands de la cour versaient des larmes par jalousie contre Mahboud.

Il y avait surtout un grand du nom de Zerwan, qui voulait régner à la cour du roi ; il était vieux, chambellan du roi et intendant des fêtes et du palais.

Toute l’année son visage était inondé de larmes à cause de Mahboud et de ses fils et il cherchait un prétexte pour irriter le roi contre ces hommes sans reproche ; mais il ne trouvait pas moyen de parler mal d’eux et de leur aliéner l’esprit de Nouschirwan.

Quoique le sage Mahboud sût bien qu’il avait un ennemi à la cour, il ne s’inquiétait en aucune façon des discours et des actes de ce misérable.

Or, un jour, un Juif emprunta à Zerwan de l’argent pour le faire valoir ; il allait, il venait, son influence s’accrut et il devint l’ami de cet homme à l’âme ténébreuse.

Étant devenu familier avec le chambellan du roi, il fréquentait le palais des Chosroès.

Un jour, il parla, en secret de la cour et du roi du monde, à Zerwan d’incantations, de sorcelleries, d’arts secrets de magie, d’actes iniques et servant les mauvaises intentions.

Zerwan devint attentif aux discours du Juif ; il écouta ce qu’il disait des mystères de la sorcellerie et lui dévoila son propre secret, disant :

Ne parle de cela qu’à moi.

Il faut que tu fasses une œuvre de magie pour délivrer le monde de Mahboud ; son pouvoir a atteint un tel point qu’il veut s’emparer du monde, il ne respecte personne, on dirait qu’il est Nouschirwan lui-même.

Le roi ne prend jamais de nourriture que des mains des fils de Mahboud et l’indulgence du maître l’a rendu si puissant que le ciel baise le pan de sa robe.

Le Juif répondit à Zerwan :

Ne te chagrine pas à cause de ce pouvoir.

Quand le roi maître du monde saisit le barsom, alors inspecte les plats qu’on apporte et observe s’il y a du lait dedans ; va au-devant de celui qui les porte et flaire les mets.

Il suffit que j’aperçoive du lait, de si loin que ce soit, pour que tu ne revoies plus en vie ni Mahboud ni ses fils.

Si celui qui en mangerait était en bronze ou en pierre, il fondrait à l’instant et sans délai.

Zerwan fit grande attention aux paroles du Juif, son cœur se réjouissait à sa vue, il n’allait plus à la cour sans l’avoir pour compagnon et il partageait avec lui ses dîners, ses plaisirs et ses secrets.

Il se passa ainsi quelque temps et l’instigateur de mauvaises pensées prit l’habitude de se promener au palais.

Les deux fils de Mahboud se rendaient gaiement tous les matins chez le roi.

Dans l’appartement des femmes de l’illustre Mahboud était une femme honnête et intelligente, qui arrangeait, quand le roi Kesra demandait son dîner, un plateau d’or, plaçait dessus trois assiettes en pierres fines et les recouvrait d’une serviette de tissu d’or ; le plateau parvenait alors au grand roi par les mains des deux fils de cet homme respecté.

Les mets étaient composés de miel, de lait et d’eau de rose ; le roi en mangeait, puis allait se reposer.

Il arriva qu’un jour les jeunes gens escortaient chez Nouschirwan le plateau, que portait sur sa tête un serviteur auquel les mets étaient toujours confiés.

Au moment où ils entraient sous le vestibule du roi, Zerwan, le chambellan, les aperçut ; il dit en souriant à un de ces jeunes gens :

Ô confident de Nouschirwan !

Laisse-moi jeter un seul regard, pour que je voie quelle est la couleur de ces mets qui forment la nourriture du roi, car ils répandent une bonne odeur.

Ôte un instant cette étoffe de satin qui les recouvre.

Le jeune homme découvrit à l’instant les mets et Zerwan les regarda de loin ; dans ce moment le Juif y jeta les yeux, puis il s’en alla, ayant vu la couleur des mets.

Ensuite, il dit au chambellan :

L’arbre que tu as planté porte fruit.

Les deux jeunes gens intelligents et à l’esprit ouvert placèrent la table devant Nouschirwan, mais derrière eux arriva Zerwan, rapidement comme la poussière et dit au roi des hommes libres :

Ô roi à l’étoile fortunée, distributeur de la justice !

Ne porte pas la main à ces mets sans les avoir fait goûter.

Le ciel est la fortune qui te sourit, le monde brille par ton trône et ton Meïdan.

Le cuisinier a mêlé du poison avec ton lait ; puissent tes ennemis avoir leur part de ce venin !

Nouschirwan en entendant ces paroles jeta un regard plein de sérénité sur les jeunes gens, car c’était leur mère qui lui préparait son dîner, une femme intelligente et pleine d’amour pour eux.

Les jeunes gens, dans leur innocence et leur droiture, replièrent les manches sur le dos de leurs mains, mais aussitôt qu’ils eurent goûté de ce miel et de ce lait, on aurait dit qu’ils avaient été frappés par des flèches.

Tous les deux se couchèrent par terre et exhalèrent l’âme devant Nouschirwan.

Lorsque le roi du monde vit cela, il fut épouvanté et devint pâle comme la fleur du fenugrec.

Il ordonna de détruire le palais de Mahboud, de n’épargner personne et de couper la tête à Mahboud sur ces ruines.

Il le maudit, il maudit la femme qui avait préparé les mets ; il ne laissa en vie personne dans le palais de Mahboud et peu de membres de sa famille survécurent.

Le roi livra au pillage toutes ses richesses, ses femmes, ses enfants et ses trésors accumulés.

C’est ainsi que Zerwan atteignit l’objet de tous ses désirs et pendant un temps, il jouit à cette cour d’une haute renommée.

Il tenait en grand honneur le Juif et élevait sa tête jusqu’aux nues sublimes et c’est ainsi que le ciel continua à tourner pendant que la droiture avait voilé sa face devant le roi.

Dernière mise à jour : 2 janv. 2022