Keï Khosrou

Rustem fait des reproches à Piran

...

Schenkoul s’avança au milieu des deux armées, une épée indienne à la main ;

On tenait sur sa tête un parasol indien et une foule d’hommes de Damber, de Marg et de Maï se tenant derrière lui, à sa droite et à sa gauche, le suivaient partout où il se dirigeait.

Piran le vit avec grande joie et le poids du combat à livrer à Rustem ne pesait déjà plus sur son cœur.

Il dit à Houman :

Aujourd’hui la bataille tournera au gré de nos vœux.

Puisqu’il y a tant et de si braves cavaliers, tous fiers comme des lions, ne te mets pas aujourd’hui dans les rangs, ne combats ni aujourd’hui ni demain.

Va te poster avec deux cents cavaliers derrière le Khakan, qui te connaît ;

Car si cet homme du Zaboulistan t’aperçoit avec tes troupes et ton étendard, il t’anéantira.

Observons comment nos affaires iront et si la fortune, qui veille sur nous, se montrera favorable.

Ensuite, il s’avança vers le groupe et vers le lieu sur lequel se projetait l’ombre de Rustem, il descendit de cheval et salua à plusieurs reprises le héros au corps d’éléphant, disant :

La sublime voûte du ciel t’emprunte sa lumière.

Puisse ton jour ne jamais baisser !

Puisses-tu ne jamais éprouver d’angoisses !

Après t’avoir quitté, ô Pehlewan, j’ai rapporté ton message à tous les Touraniens, jeunes et vieux, je leur ai raconté tes hauts faits ;

Mais qui dans le monde pourrait te célébrer dignement ?

Je me suis empressé de leur parler de la paix et de la guerre, de leur parler de toute chose.

Mais à la fin ils m’ont dit :

Comment pourrions-nous éteindre cette vengeance par le moyen que tu indiques ?

Il nous est facile de rendre les trésors, l’or, les joyaux et tout ce qu’il nous demande de précieux ;

Mais nous ne devons pas lui livrer ceux qui ont commis le crime.

Réfléchis et sonde ce secret ;

Connais-tu d’autres coupables que les membres de la famille d’Afrasiab ?

Ne te hâte pas de parler.

Ceux que Rustem demande sont tous des princes, des grands, maîtres des couronnes et des diadèmes.

Comment les livrerions-nous et qui pourrait le faire ?

Une pareille pensée changerait un jeune homme en vieillard.

Puisqu’il est arrivé une si grande armée de la Chine, du Seklab, de l’Inde et du Touran, pourquoi Afrasiab demanderait-il la paix, lui qui envoie ici tant de troupes de la terre ferme et d’au delà des mers ?

On a répondu à mes discours par des reproches et je me suis hâté de revenir auprès de toi.

Le roi de l’Inde veut te combattre avec les flèches et l’arc et son épée indienne ;

Et une armée touranienne, nombreuse comme les flots de la mer, est impatiente de commencer la lutte.

Aucun d’eux ne te connaît, ils ne t’appellent que l’homme du Seistan ;

Mais moi je sais qu’à la fin le héros au corps d’éléphant fera pleurer cette multitude.

À ces paroles Rustem se mit en fureur et il dit à Piran :

Malheureux !

Comment oses-tu recourir à de telles ruses et à de telles fourberies ?

Comment oses-tu poser le pied sur un terrain si dangereux ?

Le roi m’a beaucoup parlé en public et en secret de tes mensonges et maintenant j’ai vu ce que tu sais faire et ce que tu veux ;

Tu n’es que mensonge de la tête aux pieds.

Tu te précipites follement dans ton propre sang ;

Ton destin présent est mauvais, mais celui qui t’attend est encore pire !

Que la terre que tu foules soit un enfer ou un paradis, ne t’ai-je pas conseillé de quitter ce pays maudit et d’aller dans un pays civilisé ?

Une vie comme la tienne n’a aucune valeur, car ta tête est sous le souffle du dragon.

Tu ne veux donc pas aller voir ce roi juste et plein de tendresse, jeune, doux et beau de visage et tu aimes mieux te vêtir de peaux de sanglier et de léopard que de brocart brillant ?

Personne ne te disputera ce goût et tu ne te nourriras que du fruit de ce que tu as semé.

Piran lui répondit :

Ô homme fortuné, puissant et content de ton sort, toi qui es l’ornement du trône !

Qui est-ce qui saurait parler comme toi ?

Puissent les rois te rendre hommage !

Mon cœur et mon âme te sont soumis et mon esprit fut toujours ton esclave.

Je passerai cette nuit à réfléchir et à parler à l’assemblée des grands.

Ensuite, il s’en retourna au centre de l’armée, les lèvres pleines de mensonges, la tête remplie du désir de la vengeance.

Lorsque Piran fut parti, les mouvements des deux armées firent ressembler le monde à une montagne qui bouillonnerait.

Rustem dit aux Iraniens :

Me voilà ceint pour le combat ;

Que chacun de vous remplisse son cœur d’une ardeur belliqueuse, qu’il fronce ses sourcils menaçants, car nous avons à soutenir une grande lutte et l’on verra combien il y a loin du loup à la brebis.

L’astrologue m’a dit :

J’ai bien appréhendé ce jour, car on y livrera une bataille entre deux montagnes et le genre humain tout entier formera les armées opposées ;

Les rois pleins d’expérience y seront en foule et le monde y sera dépeuplé ;

La vengeance s’y assouvira et la massue d’acier deviendra molle comme la cire.

Mais qui que ce soit qui vienne me combattre, n’en soyez pas effrayés, car je lui lierai les deux mains avec le nœud de mon lacet, quand même le ciel sublime viendrait à son aide ;

Que personne et qu’aucun de vous n’ait donc peur de ces héros illustres.

Sans doute je succomberai dans ce combat si le sort est contre moi et je mourrai en prononçant, comme c’est mon devoir, le nom du Dispensateur de tout bien.

Mais puisque mon corps appartient à la mort, il me faut de la gloire, il nous faut une gloire durable et puisque nous ne pouvons rester sur la terre, ne nous préoccupons pas tant de l’avenir, n’attachons pas notre cœur à ce séjour passager ;

Car quoi que nous fassions, il finira par nous trahir.

Si notre âme est amie de la sagesse, elle ne comptera ni les jours heureux ni les jours malheureux et le maître lui-même de la couronne et des trésors ne liera pas son cœur à cette vie fugitive.

L’armée répondit à Rustem :

Tes ordres montent plus haut que la sphère de la lune ;

Nous combattrons avec nos épées tranchantes, de manière à laisser un nom jusqu’au jour de la résurrection.

Les armées s’approchèrent l’une de l’autre ;

Tu aurais dit qu’un nuage noir arrivait, d’où il pleuvait des épées et des flèches ;

Le monde ressemblait à une mer de poix, la face brillante du soleil était obscurcie par les pointes de fer et par les plumes d’aigle des flèches et l’on aurait cru que les fers des lances qui perçaient la poussière souillaient les astres de sang ;

Les massues à tête de bœuf retentissaient comme s’il fût tombé des pierres du ciel ;

La terre et la poussière étaient inondées de sang et de cervelle et les casques volaient en éclats sur les têtes ;

Les épées brillaient comme des diamants au milieu d’un nuage d’où il pleuvait du sang.

Le vieux Gouderz dit :

Depuis que j’ai l’âge d’homme et que je me suis ceint pour la guerre, je n’ai vu ni entendu raconter par les grands une pareille bataille, car le carnage est tel que sur deux hommes dans le monde, il y aura un mort et un vivant.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021