Keï Khosrou

Rustem arrive auprès des Iraniens

...

Lorsque le soleil et la lune eurent quitté la voûte du ciel, les deux armées firent sortir des rondes et la sentinelle cria de sa tour :

Le désert est rempli de poussière, la nuit est noire, la plaine et les vallées retentissent de bruits confus et l’on voit briller des flambeaux au milieu d’une masse de braves ;

C’est le héros au corps d’éléphant qui accourt avec une armée du Zaboulistan.

Gouderz le fils de Keschwad entendit ces paroles, quitta sur-le-champ, dans la nuit sombre, la montagne rocheuse et bientôt il aperçut le drapeau à figure de dragon, qui malgré les ténèbres répandait sur le monde un reflet violet.

Lorsqu’il vit les traits de Tehemten, ses larmes inondèrent ses joues.

Ils descendirent de cheval lui et Rustem et coururent à pied l’un vers l’autre rapidement comme le vent ;

Ils s’embrassèrent et poussèrent tous deux des cris de douleur sur la mort des nobles fils de Gouderz qui étaient tombés dans cette guerre de vengeance.

Gouderz lui dit :

Ô sage, vaillant et heureux Pehlewan, la couronne et le trône empruntent de toi leur splendeur et tout ce que tu dis s’accomplit.

Tu es pour les Iraniens plus qu’un père et une mère, plus qu’un trône et des trésors et des joyaux.

Sans toi nous sommes comme des poissons sur terre, nos têtes sont étourdies, nos corps sont comme dans la tombe.

Quand je regarde tes nobles traits, quand j’entends tes questions bienveillantes et chaleureuses, j’oublie que je porte le deuil de mes glorieux enfants et grâce à ta bonne fortune, mes lèvres ne font que sourire.

Rustem lui dit :

Tranquillise ton âme, affranchis-toi de l’amour de la vie, car elle n’est que tromperie et peines et c’est quand elle te montre un trésor qu’elle te quitte.

Que ce soit de mort naturelle ou dans le combat, que ce soit glorieusement ou avec honte, il faut mourir et il n’y a pas à cela de remède ;

Mais la mort n’a pas de terreurs pour moi.

Puisses-tu vaincre ces douleurs !

Puissions-nous tous mourir sur le champ de bataille !

Aussitôt que Thous, Guiv et les vaillants cavaliers de l’Iran surent que Rustem arrivait au mont Hemawen et que Gouderz le héros plein d’expérience l’avait vu, ils s’élancèrent rapidement comme le vent et l’on entendit des cris et le son des trompettes ;

Le drapeau de Rustem parut, le Sipehbed entra dans le camp au milieu des ténèbres ;

Les troupes et leur chef l’attendirent debout, armés et le cœur gonflé de sang.

Son armée fit entendre des lamentations sur les morts que recouvrait la poussière du champ de bataille ;

Le cœur de Rustem fut percé de leur douleur et il ne respira de nouveau que vengeance.

Lorsqu’il apprit ce qui s’était passé dans la bataille, il mêla ses lamentations à celles des braves, donna beaucoup de conseils aux chefs de l’armée et leur dit :

Nous sommes à la veille d’un grand combat ;

Et le destin de tout combat est tel, que l’un y trouve une couronne et l’autre une tombe étroite.

Alors le héros qui faisait la gloire du monde fit dresser l’enceinte de ses tentes et derrière lui l’armée du royaume du Midi posa son camp dans la montagne et planta le drapeau de son chef.

Rustem s’assit sur son trône et les grands de l’armée se rassemblèrent autour de lui ;

D’un côté s’assirent Gouderz et Guiv, de l’autre Thous et d’autres braves.

Il fit placer devant eux un flambeau resplendissant et parla de toute chose grande et petite, des actions des héros, des combats de l’armée, du soleil qui tourne et de la lune brillante.

Les grands lui parlèrent longuement de cette armée innombrable, de Kamous, de Schenkoul, du Khakan de la Chine, du vaillant Manschour et des hommes de guerre, disant :

Nous ne devrions pas parler de Kamous, car nous n’osons pas le regarder ;

C’est un arbre dont les fruits ne sont que des massues et des épées ;

Il n’aurait pas peur quand il pleuvrait des pierres du ciel ;

Il ne craint pas les éléphants de guerre ; sa tête ne rêve que combats, son cœur est plein de témérité.

Manschour aussi ne cède à aucun autre la place d’honneur et personne ne commande une armée comme Gargoui.

Toute la plaine est remplie de tentes et d’enceintes de tentes de brocart de la Chine et depuis cette montagne jusqu’aux eaux du Schahd on ne voit que drapeaux, troupes et éléphants caparaçonnés ;

Il y a sur cette plaine des casques et des cuirasses innombrables et l’on n’y trouve pas un homme dont la mine ne soit féroce.

Si le Pehlewan n’était pas arrivé, nous étions perdus : grâces soient rendues à Dieu le victorieux, qui nous avait accablés de soucis et de dangers !

C’est toi qui nous as sauvé la vie, dont nous avions désespéré.

Le Pehlewan resta quelques moments attristé de la perte de ceux qui étaient morts, versant des larmes et l’âme assombrie ;

À la fin il dit :

Regarde le monde depuis le cercle de la lune jusqu’à la terre noire et tu ne verras que douleurs, sollicitudes et peines ;

Telle est la condition de ce monde passager.

L’œuvre du ciel qui tourne n’est que tromperie ;

Tantôt il nous distribue des combats et du poison, tantôt du miel et de la tendresse.

Mais que nous mourions de mort naturelle ou de mort violente, ne nous inquiétons pas du comment et du pourquoi ;

Il faut partir quand notre temps est venu, n’en veuille donc pas à la rotation du ciel.

Puisse Dieu le maître de la victoire être notre soutien !

Puisse la fortune de nos ennemis périr !

Nous allons livrer bataille et mettre le monde à la merci du pays d’Iran.

Les grands le bénirent, disant :

Puisses-tu ne jamais manquer au diadème et au sceau !

Puisses-tu vivre toujours, couvert de gloire et de bonheur !

Puisse la cour du roi victorieux n’être jamais privée de toi !

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021