Keï Khosrou

Piran se rend auprès de Rustem

...

Piran partit rempli de crainte et d’inquiétude et le cœur navré de l’arrivée de Rustem.

Quand il fut près de l’armée de l’Iran, il s’écria :

Ô puissant guerrier, j’ai ouï dire que de cette armée innombrable de Turcs tu désirais ne voir que moi et j’ai quitté mon camp pour savoir ce que me veut le Sipehbed.

Lorsque Rustem apprit qu’un guerrier turc était arrivé, il s’avança à sa rencontre au-devant de l’armée, la tête couverte d’un casque de fer et il lui dit :

Ô Turc, quel est ton nom ?

Pourquoi es-tu venu et quel est ton désir ?

Le favori du noble Afrasiab, le chef honoré des Pehlewans répondit :

Je suis Piran, armé du bouclier et de la massue.

Tu as demandé à Houman fils de Wiseh de me voir ;

Tu lui as parlé de moi amicalement et mon cœur s’est élancé vers toi, ô Pehlewan.

Quel est ton nom parmi les vaillants guerriers ?

Rustem dit :

Je suis Rustem du Zaboulistan, armé de la massue et d’une épée de Kaboul.

Piran, lorsqu’il entendit cette voix superbe, descendit de cheval et rendit ses hommages à Rustem qui lui dit :

Ô Pehlewan, je t’apporte les saluts du soleil à la face brillante (de Khosrou) et de sa mère, fille d’Afrasiab, qui voit toutes les nuits ton visage en songe.

Piran lui répondit :

Ô héros, au corps d’éléphant, je te salue au nom de Dieu et de mon armée.

Puisse le Dispensateur de toute félicité te bénir et le ciel ne tourner que selon tes ordres !

Toute grâce vient de Dieu, c’est lui qui est notre asile et grâce à lui je te retrouve ici en bonne santé.

Zewareh, Faramourz et Zal le cavalier, qui nous rappellent les princes leurs ancêtres, sont-ils toujours bien portants, heureux et fiers ?

Puisse le monde n’être jamais privé d’eux !

Laisse-moi te parler, si tu veux permettre à un sujet de se plaindre des rois.

J’ai planté dans mon jardin un arbre qui a porté un fruit amer et des feuilles sanglantes et qui a fait couler les larmes de mes yeux.

C’était ma vie et mon trésor ;

Mais maintenant il est devenu la source de mes peines et au lieu de thériaque il ne me rapporte que du poison.

Siawusch me regardait comme son père ;

Il interposait son bouclier entre moi et le malheur.

Je lui avais donné mon pays et ma fille, pour que ma race en fût ennoblie, mais ils l’ont tué misérablement lui et ma fille et tu diras que je l’avais mérité.

Grandes sont les peines, les douleurs et les duretés que j’ai éprouvées de la part de ce roi et de ce peuple.

Mais je prends Dieu à témoin, quoique ce soit mal d’invoquer le témoignage du Maître de la justice, que malgré le long temps qui s’est passé, malgré les nombreux conseils que m’ont donnés les sages, les lamentations n’ont pas cessé dans ma maison et que les flammes de la douleur dévorent toujours mon âme ;

Je pleure du sang au lieu de larmes et je suis toujours entre les mains des médecins.

Depuis ce malheur, ma part dans la vie n’est qu’infortune et le ciel sublime ne tourne plus selon mon gré ;

Mes yeux ne trouvent pas de repos dans les nuits sombres, tant le sang me bout dans les veines.

Lorsque j’appris le sort de Siawusch, j’étais incapable de faire le bien ni le mal ;

Car dans mon deuil, dans mon impuissance et ma tristesse, je me trouvais entre deux pays et deux puissants rois.

J’ai sauvé la vie de Ferenguis au péril de la mienne, car son père voulait la faire périr ;

Je l’ai recueillie en secret dans ma maison et l’y ai tenue cachée et Afrasiab demande ma vie par représailles ;

Il demande ma tête comme si j’étais son ennemi.

C’est ainsi, ô Pehlewan, que je suis accablé des deux côtés et que les deux peuples se plaignent de moi.

Je ne puis échapper à Afrasiab, je n’ai nulle part de refuge ;

Je crains pour mes trésors, mes terres et mes troupeaux et je ne vois pas le moyen de m’éloigner ;

J’ai des enfants et beaucoup de fortunes au visage voilé et c’est ainsi que chacun de nous est lié et peut être atteint.

Quand Afrasiab ordonne qu’on aille à la guerre, il ne permet pas qu’on ferme les yeux pour dormir ;

Je dois donc malgré moi conduire son armée, car il serait imprudent de négliger ses ordres.

Loin de t’apprêter à nous attaquer, tu devrais me plaindre.

0h !

Plût à Dieu que mon cœur n’eût d’autres peines et d’autres afflictions au sujet de ma famille que la mort de Pilsem !

Mais j’ai d’autres fils jeunes et vaillants et qui ne sont jamais las de combattre.

J’ai à craindre pour ma vie, mais je ne dirai que quelques mots en faveur de mes fils ;

Et au nom de Dieu qui donne la victoire, je te supplie, ô Pehlewan, de ne pas m’en vouloir, de ne pas garder de ressentiment contre les miens et de penser au Créateur du monde.

Je jure par l’âme glorieuse de Siawusch qu’il me serait plus doux de mourir que d’avoir à prendre l’épée, le casque et la cuirasse.

Quand ces armées auront livré bataille, tu verras des montagnes de cadavres d’hommes de Kaschan, du Seklab, de Schikin et de l’Inde, qui couvriront tout depuis cette frontière jusqu’à la mer du Sind ;

Et ce sont tous des hommes innocents de la mort de Siawusch, des soldats qu’on a traînés ici pour se battre.

La paix vaut mieux pour moi que la guerre et tu ne devrais pas te montrer rigoureux.

Dis-moi maintenant ce que tu penses ;

Tu es plus sage que moi et plus vaillant dans le combat des héros.

Rustem écouta les paroles de Piran, mais il ne lui répondit pas selon son désir, car il lui dit :

Depuis que j’ai pris les armes avec les guerriers du roi pour vous faire la guerre, je n’ai reconnu en toi que de la droiture et je sais que tu l’as toujours conseillée aux Turcs.

Le léopard même comprend que la guerre et le combat ne sont pas bons et la montagne et le rocher le savent ; mais quand le roi des rois a une vengeance à exercer, il faut s’attendre à voir pleuvoir des flèches.

Maintenant je vous offre la paix à deux conditions, réfléchis si elles vous conviennent.

D’abord tu enverras enchaînés à Keï-Khosrou tous ceux qui ont follement amené cette guerre par le meurtre du prince, quand même ils ne l’auraient pas conseillée ;

Tous ceux qui sont coupables d’avoir répandu ce sang innocent, quand même ils ne se trouveraient pas sur ce champ de bataille.

Ensuite tu te prépareras à te rendre avec moi auprès du roi victorieux.

Tout ce que tu laisseras ici et quelle que soit la valeur à laquelle tu l’estimes, le roi te le rendra dix fois ; ne regrette donc pas les bagages de l’armée du Touran.

Piran dit en lui-même :

C’est une affaire grave que de quitter le Touran pour me rendre auprès de ce roi.

Et puis, s’il exige qu’on lui livre ceux qui ont fait le mal, c’est que, pour venger Siawusch, il veut tuer les parents d’Afrasiab et les grands de sa cour, des hommes qui possèdent des trésors, des couronnes et les plus grandes charges de l’empire.

Comment Oserai-je seulement en parler ?

Ce serait un deuil sans fin !

Car Houman, Lehhak et Ferschidwerd, auteurs de l’affliction de Gouderz, devraient être livrés et cela ne se peut pas ;

C’est un torrent qui ne trouvera pas de lit sur la terre.

Il faut donc m’en tenir au seul moyen qui me reste et tenter la voie du combat.

Il dit alors à haute voix :

Ô Pehlewan, puisses-tu vivre à jamais content et heureux !

Je pars et je rapporterai tes paroles aux héros, à Manschour, à Schenkoul et au Khakan et j’enverrai à Afrasiab un messager monté sur un dromadaire pour lui en donner communication et le tirer de son sommeil.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021