Keï Khosrou

Mort de Firoud

...

Lorsque le soleil brillant eut disparu et que la sombre nuit eut envahi le ciel avec son armée d’étoiles, mille braves cavaliers entrèrent dans Kelat pour en former la garnison.

Ils barricadèrent fortement la porte du château qui regardait le coté de Djerem et l’on entendit le bruit des clochettes pendues au cou de leurs chevaux.

Djerireh dormait en pensant à son fils ; elle n’avait pour compagnie que la nuit sombre, les soucis et la douleur.

Elle vit en rêve une grande flamme qui s’élançait du château au-devant de son fils chéri et qui consumait tout le mont Siped, le château et les esclaves de Firoud.

Son cœur en fut affligé et elle se réveilla, l’esprit troublé et rempli d’inquiétude pour son fils ; elle monta sur le rempart, regarda autour d’elle et vit toute la montagne couverte de cuirasses et de lances.

Sa joue fut inondée de larmes de sang, son esprit fut confondu et elle courut auprès de Firoud et lui dit :

Réveille-toi, mon fils !

Les astres nous envoient du malheur, toute la montagne est couverte d’ennemis et la porte du château est entourée de lances et de cuirasses.

Le jeune homme répondit à sa mère :

Jusqu’à quand verseras-tu ainsi des larmes de douleur ?

Ma vie est entièrement finie, ne la compte plus parmi les biens de ce monde.

Mon père a péri dans sa jeunesse et moi je péris comme lui.

Il a reçu la mort de la main de Gueroui et Bijen va fondre sur moi pour me la donner.

Mais je lutterai, je mourrai en homme et ne demanderai pas grâce aux Iraniens.

Il arma toute sa troupe de massues et de cuirasses, se couvrit la tête d’un magnifique casque turc, le corps d’une cotte de mailles de Roum et se mit en route, tenant en main son arc de Keïanide.

Lorsque le soleil montra sa face brillante et s’éleva glorieusement sur la voûte du ciel, on entendit de tous cotés les voix des chefs, le choc des massues, le tonnerre des trompettes et des timbales et le son des clairons et des clochettes indiennes.

Firoud sortit par la porte du château emmenant tous ses guerriers turcs.

La poussière soulevée par les cavaliers et les ailes de leurs flèches firent de la montagne comme une mer de poix.

Il n’y avait pas de surface plane pour s’y battre et la montagne et les pierres faisaient trébucher les chevaux.

On poussa des cris de part et d’autre, chacun combattit de toutes ses forces ;

Thous était à la tête des siens, armé de toutes pièces et tenant dans sa main une épée tranchante et un bouclier ; autour de lui se pressaient à pied les chefs de son armée, les yeux tournés vers les remparts du château.

C’est ainsi que la troupe de Firoud combattit en perdant beaucoup de monde, jusqu’à ce que le soleil eût atteint le faîte du ciel.

Les Turcs furent tués sur les hauteurs et dans les ravins et l’étoile du jeune héro baissait ;

Mais il étonnait les Iraniens, qui n’avaient jamais vu un lion aussi terrible.

Étant pressé ainsi par ses adversaires, il vit que la fortune ne lui était pas favorable.

Il ne restait plus auprès de lui aucun de ses cavaliers turcs et un seul homme ne peut pas porter tout le poids d’une bataille ;

Il tourna donc bride, s’enfuit seul du sommet de la montagne et galopa vers le château.

Rehham et Bijen lui dressèrent une embûche et convinrent de l’attaquer à la fois par le haut et le bas du chemin.

Bijen l’ayant aperçu, prit par le bas en lâchant les brides à son cheval et en appuyant sur l’étrier.

Le vaillant Firoud vit le casque de Bijen et tira sur-le-champ son épée pour l’en frapper sur la tête et lui fendre d’un seul coup le casque et le corps ; mais Rehham arriva sur lui par derrière en poussant des cris et en brandissant une épée indienne et il donna sur l’épaule de ce courageux lion un coup qui rendit son bras impuissant ;

En même temps, Bijen, le fils de Guiv, lui asséna avec sa massue un grand coup sur le casque et la tête ;

Et le jeune homme, blessé au bras et à l’épaule, pressa le pas de son cheval en poussant des cris.

C’est ainsi que le vaillant Firoud atteignit le château dont on allait aussitôt refermer la porte, lorsque Bijen arriva et d’un coup vigoureux abattit une jambe au cheval de Firoud.

Le héros, accompagné de quelques serviteurs, que la bataille des braves avait dispersés, rentra à pied.

Sa mère accourut avec ses esclaves et ces femmes voilées le pressèrent contre leur sein et le placèrent en gémissant sur son trône d’ivoire ;

C’est ainsi que sa vie s’en allait au moment où il devait obtenir une couronne.

Les esclaves et Djerireh arrachèrent les boucles parfumées et les mèches de musc de leurs cheveux ;

Le cœur du noble Firoud se brisait, son trône était entouré de lamentations, son château rempli d’angoisses ; il leva encore une fois les yeux, poussa un soupir, tourna le visage vers sa mère et ses esclaves et dit, en faisant un effort pour ouvrir les lèvres :

Je ne puis m’étonner que vous arrachiez vos cheveux, car les Iraniens vont venir, déterminés à saccager la forteresse ;

Ils feront prisonnières ces esclaves ;

Ils dévasteront le château, les remparts et la montagne.

Allez, vous toutes dont le cœur se consume pour moi, dont les joues brûlent dans la douleur que vous cause ma perte, allez sur le rempart et jetez-vous en bas, pour que Bijen ne trouve ici personne.

Je ne puis vous survivre que peu d’instants, car Bijen a brisé mon cœur pur, c’est lui qui me tue dans les jours de ma jeunesse.

Ayant prononcé ces paroles, ses joues pâlirent et son esprit abattu par les sollicitudes et les douleurs monta vers le ciel.

La sphère céleste, instable comme si elle était ivre, ressemble à un bateleur qui saurait soixante et dix tours dont il se servirait pour faire de nous son jouet, tantôt par le vent, tantôt par la foudre, tantôt par le poignard et l’épée, tantôt par une main inattendue ;

Quelquefois elle nous tire elle-même du danger ;

Quelquefois elle nous donne un trône, une couronne et un diadème ;

Quelquefois elle nous accable de douleurs et d’humiliations, nous charge de chaînes et nous précipite dans la tombe.

Tout ce qui a vie doit subir sa loi.

Quant à moi, elle me serre le cœur depuis qu’elle me laisse les mains vides.

Si l’homme de sens n’avait pas été mis au monde, il n’aurait pas éprouvé dans cette vie la chaleur et le froid ; mais une fois qu’il est né, il vit dans l’aveuglement et ne peut atteindre l’objet de ses désirs et c’est sur une telle vie qu’il faudrait pleurer ; à la fin son coussin sera la poussière.

Hélas !

Que je plains ce cœur, cette intelligence et cette noblesse d’âme !

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021