Keï Khosrou

Bahram cherche son fouet sur le champ de bataille

...

Lorsque les deux armées se furent livrées au repos et qu’une partie de la nuit sombre fut passée, Bahram accourut auprès de son père et lui dit :

Ô Pehlewan du monde !

Lorsque j’ai ramassé la couronne de Rivniz et l’ai élevée sur la pointe de ma lance jusqu’aux nuages, j’ai laissé tomber un fouet.

Les vils Turcs le trouveront, je deviendrai leur risée et le monde s’obscurcira devant mes yeux ;

Car mon nom est écrit sur le cuir du fouet et le Sipehdar des Turcs s’en emparera.

Je veux partir en toute hâte et le rapporter, quelque peine qu’il m’en coûte pour le trouver.

Ma mauvaise étoile pourrait-elle m’accabler à ce point, que mon nom fût couvert de honte ?

Le vieux Gouderz lui dit :

Ô mon fils, tu ne ferais que chercher ta perte ; et c’est pour un morceau de bois enveloppé d’une lanière de cuir que tu t’exposerais au souffle de tes ennemis ?

Le vaillant Bahram lui répondit :

Ma vie n’est pas plus précieuse que celle de mes parents et de ceux qui m’entourent.

Il faut mourir quand l’heure en est venue ;

Pourquoi me laisserais-je blâmer injustement ?

Guiv lui dit :

Ô mon frère !

N’y va pas, je possède beaucoup de fouets neufs.

Il y en a un dont la poignée est d’or et d’argent et le cuir brodé de perles ;

Lorsque Ferenguis ouvrit la porte de son trésor et m’offrit toutes les armes et les ceintures qu’il contenait, je pris ce fouet et la cuirasse que je porte, je jetai les miens et les laissai dans le Touran.

Kaous m’en a donné un autre, incrusté de pierreries et étincelant comme la lune ;

J’en possède encore cinq autres, tous ornés d’or et de pierreries dignes d’un roi.

Je te les donne tous les sept, mais ne nous quitte pas pour engager un combat insensé.

Bahram répondit à Guiv :

Je ne puis compter pour si peu la honte qui m’en reviendrait.

Vos paroles sont belles et séduisantes, mais il y va de l’honneur de mon nom ;

Je rapporterai donc mon fouet, ou je livrerai ma tête dans cette entreprise aux ciseaux de la mort.

Mais Dieu avait décidé du sort de Bahram autrement que celui-ci n’avait espéré et toute la rotation du ciel lui était contraire.

Une fois que ta fortune s’est endormie, les efforts que tu fais pour la réveiller sont impuissants.

Bahram frappa son cheval et partit pour le champ de bataille guidé par la lune qui illuminait la terre.

Il pleura amèrement sur les morts, sur les malheureux dont la fortune s’était éclipsée ;

Il pleura amèrement sur Rivniz, dont il trouva le corps étendu dans une mare de sang et de boue et la cuirasse brisée.

Il dit :

Hélas ! ô jeune et brave cavalier, un homme comme toi quand il est mort n’est qu’une poignée de poussière.

Ta puissante famille habite dans un palais, pendant que tu es couché dans un fossé.

Il trouva l’un après l’autre tous ses frères gisants sur cette large plaine.

Or un de ces illustres cavaliers était blessé d’un coup d’épée, mais sa vie n’était pas encore éteinte ; il reconnut Bahram et poussa un gémissement ; celui-ci lui demanda son nom et le blessé répondit :

Ô lion !

Je vis encore, quoique étendu parmi les morts.

Depuis trois jours je soupire après du pain et de l’eau ;

Je soupire après une couche pour y dormir.

Bahram courut à lui, car il était son frère et son ami de cœur ; il s’approcha de lui en se lamentant, s’assit à côté de lui, déchira sa tunique et pansa ses blessures, disant :

Ne sois pas inquiet, ce n’est qu’une blessure et ta faiblesse vient de ce que tu n’as pas été pansé ;

Maintenant que j’ai bandé ta plaie, rends-toi à l’armée et tu seras promptement guéri.

C’est ainsi qu’il ramenait son frère dans le chemin de la sécurité, sans se douter que lui-même s’égarait.

Ensuite, il dit au blessé :

Ô jeune homme, attends plutôt que je revienne, je me hâterai ;

J’ai perdu un fouet sur ce champ de bataille pendant que je m’occupais de la couronne de Rivniz et aussitôt que je l’aurai retrouvé, je partirai avec toi et te ramènerai sans délai à notre armée.

Il s’avança alors rapidement vers l’endroit où avait été le centre de l’armée et chercha jusqu’à ce qu’il eut retrouvé, au milieu d’un amas de blessés, son fouet souillé de sang et de poussière.

Il mit pied à terre et le saisit ;

Mais dans ce moment des chevaux se mirent à hennir, le destrier de Bahram entendit et sentit des juments, il s’enflamma comme Aderguschasp, tourna la tête du côté des juments et partit.

Bahram en fut consterné !

Il le suivit et courut couvert de son casque et de sa cuirasse et inondé de sueur, jusqu’à ce qu’il l’eût atteint ;

Il le saisit et monta dessus aussitôt, une épée indienne à la main.

Il le pressa des jambes, mais le cheval ne fit pas un pas en avant.

Le cavalier et la monture furent bientôt couverts de poussière et inondés de sueur ; et à la fin Bahram tomba dans un tel désespoir qu’il donna à son cheval un coup d’épée sur la tête et le tua.

Ensuite, il s’en retourna sur le champ de bataille en marchant rapidement comme le vent.

Il vit toute la plaine jonchée de morts ; il vit la terre colorée comme une rose et se dit :

Que vais-je faire maintenant sur cette plaine sans un cheval pour me porter ?

Quelques vaillants Turcs l’avaient observé et une centaine de cavaliers accoururent du centre du camp pour s’emparer de lui et le mener devant le Pehlewan de l’armée.

Mais le lion Bahram banda son arc et fit pleuvoir des flèches sur eux ;

Il était déterminé à tenir aussi longtemps qu’il aurait un trait à placer sur la corde, par sollicitude pour son frère.

Il blessa et tua un grand nombre de Turcs et ne céda ni ne s’enfuit, quoiqu’il fût à pied.

Les cavaliers se retirèrent et retournèrent auprès de Piran ; et Bahram, aussitôt que ses ennemis eurent disparu, s’occupa à réunir de tous côtés une grande quantité de flèches.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021