Keï Kaous

Guerre contre le Mazenderan

...

Lorsqu’un arbre fruitier est devenu grand, s’il lui survient quelque dommage, ses feuilles se fanent, ses racines faiblissent, sa tête se penche vers la terre ; lorsque son pied est arraché du sol, il cède sa place à une nouvelle branche, à laquelle il abandonne les fleurs, les feuilles et la verdure et ce printemps semblable à une lampe brillante ; si alors d’une bonne souche il sort une mauvaise branche, ne commence pas néanmoins à dire du mal de la souche.

De même, quand un père laisse l’empire du monde à un fils et qu’il lui fait connaître tout ce qui est secret, si le fils rejette la gloire et le renom de son père, tiens-le pour un étranger et non pour un fils.

S’il quitte les voies de son maître, la vie lui amènera des malheurs : telle est la manière d’agir de ce vieux monde, que tu ne peux rien y distinguer ; et si quelqu’un reconnaît ses mauvaises voies,’il vaut mieux qu’il ne reste plus longtemps sur la terre. Écoute maintenant un récit que je fais d’après les paroles d’un vieux sage et gardes-en le souvenir.

Lorsque Kaous eut pris la place de son père et que le monde entier se fut soumis à lui, lorsqu’il vit des trésors de toute sorte accumulés et le monde entier esclave devant lui, le collier et le trône, les boucles d’oreilles, la couronne d’or incrustée d’émeraudes et les chevaux arabes à la crinière flottante, il ne connut pas son pareil dans le monde.

Or il arriva un jour qu’il était à boire du vin délicieux dans un bosquet de roses orné d’or.

Il y avait là un trône d’or avec des pieds de cristal, sur lequel était assis le maître du monde, conversant avec les grands de l’Iran sur toutes choses grandes et petites ; Il dit :

Qui est roi dans le monde ?

Qui est digne du trône si ce n’est moi ?

C’est à moi qu’appartient l’empire dans ce monde et personne n’ose me chercher querelle.

Le roi buvait du vin tout en parlant de la sorte et les chefs de l’armée en restèrent étonnés.

Pendant ce temps un Div, déguisé en chanteur, s’approcha du chambellan, demandant accès auprès du roi en ces mots :

Je viens du pays de Mazenderan ; je suis un chanteur à la douce voix.

Si le roi veut agréer mes services, qu’il me donne accès auprès de son trône.

Le chambellan entra, se présenta respectueusement devant le roi et lui annonça qu’il y avait un chanteur à la porte, tenant une lyre et chantant d’une voix douce.

Kaous ordonna qu’on le fit entrer et qu’on le plaçât auprès des musiciens.

Il préluda sur la lyre d’une manière convenable, puis il chanta une chanson du pays de Mazenderan.

Que le Mazenderan mon pays soit célébré ; que ses plaines et ses campagnes soient toujours cultivées.

La rose ne cesse de fleurir dans ses jardins et la tulipe et l’hyacinthe croissent dans ses montagnes.

L’air y est doux et la terre y est peinte de fleurs ; il n’y a ni froid ni chaleur ; il y règne un printemps éternel.

Le rossignol qui chante dans ses jardins, la biche qui erre dans ses vallées, ne se lassent pas de voler et de courir.

Pendant toute l’année tous les lieux y sont pleins de couleurs et de parfums.

Tu dirais que dans ses rivières coule l’eau de rose qui réjouit l’âme de son odeur.

Que ce soit le mois de Dî ou de Bahman, le mois d’Ader ou de Ferwerdin, toujours tu y vois la terre couverte de tulipes.

Le bord des ruisseaux y sourit toute l’année ; partout les faucons de chasse y sont à l’œuvre.

Le pays tout entier est orné d’or, de brocart et de joyaux ; les esclaves, belles comme des idoles, y portent des couronnes d’or et les grands des ceintures d’or.

Quiconque ne demeure pas dans ce pays ne peut se réjouir d’avoir accompli le désir de son âme et de son cœur.

Lorsque Kaous eut entendu chanter cette chanson, il conçut une pensée nouvelle et son cœur, ardent pour la guerre, s’attacha à l’idée de mener son armée dans le pays de Mazenderan.

Il adressa ainsi la parole aux fiers guerriers :

Nous nous sommes adonnés aux festins ; mais si le brave se laisse aller à la paresse, il ne sera plus jamais las de la mollesse et du repos.

Je suis supérieur à Djemschid, à Zohak et à Keïkobad par ma haute fortune, par ma splendeur et ma naissance ; il faut donc que je les surpasse en prouesse, car il convient à celui qui porte la couronne de chercher la possession du monde.

Lorsque les grands entendirent ces paroles, aucun d’eux n’approuva le projet du roi ; tous pâlirent et leurs fronts se ridèrent ; car aucun n’avait envie de combattre les Divs.

Aucun n’osa répondre ouvertement, mais leurs cœurs étaient en souci et leurs bouches pleines de soupirs.

Thous et Gouderz, Keschwad, Guiv, Kherrad, Gurguin et Bahram le preux dirent hautement :

Nous sommes tes sujets et nous ne foulerons la terre aux pieds que conformément à ton ordre.

Mais ensuite ils se réunirent et soulagèrent leurs cœurs de la douleur que leur avaient causée ses paroles.

Ils s’assirent et se parlèrent les uns aux autres, disant :

Quel malheur est survenu à notre fortune !

Si le roi n’oublie pas en buvant les paroles qu’il a prononcées, nous sommes perdus, nous et le pays d’Iran ; il ne restera dans ces campagnes ni terre ni eau.

Djemschid, qui était maître du trône et de l’anneau et à qui les Divs, les oiseaux et les Péris obéissaient, n’a jamais osé parler du Mazenderan ni chercher la guerre contre les Divs ; et Feridoun, plein de savoir et d’habileté dans les arts magiques, n’a jamais encouragé un pareil désir.

Si c’était un fardeau que l’on pût supporter à force de bravoure et de renommée, de trésors et de gloire, Minoutchehr aurait tenté cette entreprise et n’aurait pas renoncé à cette envie.

Il faut trouver un moyen d’écarter ce malheur du pays d’Iran.

Alors Thous s’adressant aux grands leur dit :

Ô vous, chefs pleins de bravoure, qui avez vu maint combat !

Il n’y a qu’un moyen contre cet enchantement ; mettons-le en œuvre ; il n’est pas difficile.

Il faut envoyer un dromadaire de course à Zal fils de Sam et lui faire dire : Quand ta tête serait couverte de poussière, ne prends pas le temps de la laver, décide-toi promptement et viens.

Il se peut que Zal donne un avis sage qui touche le cœur du puissant roi et qu’il dise que c’est Ahriman qui a suggéré ce projet et qu’il ne faut jamais ouvrir la porte des Divs.

Peut-être que Zal le fera revenir sur ses paroles ; sinon nous sommes tous perdus, grands et petits.

Ayant ainsi considéré la question sous toutes ses faces, ils expédièrent un dromadaire de course.

Le messager s’élança et courut jusqu’à ce qu’il eût atteint le Nimrouz ; et lorsqu’il fut arrivé devant Zal la lumière du monde, il lui dit au nom des grands :

Ô glorieux et noble fils de Sam !

Il est arrivé un événement étonnant et dont l’esprit ne peut mesurer la portée ; si tu ne te ceins pas pour y parer, il ne nous restera ni peuple ni terre.

Une pensée s’est élevée dans le cœur du roi et Ahriman l’a détourné du droit chemin.

Il ne veut pas s’associer aux travaux accomplis par ses aïeux dans les temps anciens.

Il dissipe un trésor qu’il n’a pas eu la peine d’amasser et il lui faut le trône du Mazenderan.

Si tu tardes un instant à venir, le roi partira sans délai et donnera au vent tout ce que tu as fait et souffert depuis le commencement, avec Keïkobad, quand vous étiez ceints pour le combat comme des lions, toi et Rustem le lion, qui n’a jamais bu de lait.

Tout cela est devenu comme du vent devant ses yeux, car il tourmente son âme livrée à de mauvaises pensées.

Zal ayant ouï ces paroles, se tordit de douleur en pensant que les feuilles de l’arbre des Keïanides étaient fanées et dit :

Kaous est un homme opiniâtre, qui n’a encore éprouvé ni la chaleur ni le froid du monde.

Il faut que les années, les soleils et les lunes passent sur la tête de celui qui doit régner sur la terre.

Il croit que tous, grands et petits, tremblent devant son épée ; et il ne faudra pas s’étonner s’il ne veut pas me croire, s’il s’irrite et refuse de m’écouter.

Mais si je préférais le repos de mon cœur à ce pénible devoir, si j’arrachais de mon âme tout souci à l’égard du roi, ni Dieu le créateur, ni le roi, ni les braves de l’Iran ne m’approuveraient.

J’irai, je lui donnerai tous les bons conseils que l’on peut donner ; et s’il se laisse persuader par moi, il y trouvera son avantage.

Mais s’il insiste, le chemin est ouvert et Rustem accompagnera son armée.

Il passa cette longue nuit en méditations ; et lorsque le soleil eut montré sa couronne du haut du ciel, il se ceignit et se mit en route vers la cour du roi, accompagné par les grands.

Thous et Gouderz, Guiv, Bahram et Gurguin et les héros vaillants eurent nouvelle que Zal s’approchait du pays d’Iran et que l’on voyait son étendard impérial.

Les chefs de l’armée allèrent au-devant du prince qui portait la tiare des Pehlewans.

Zal fils de Sam arriva et tous mirent à l’instant pied à terre.

Les grands le saluèrent et s’avancèrent avec lui vers la ville.

Thous lui dit :

Ô vaillant guerrier, tu as donc supporté les fatigues de cette longue route à cause des grands du pays d’Iran, tu as bien voulu venir nous délivrer de ce souci ; aussi tous nos vœux sont pour toi et nous nous glorifions de la gloire de ta tiare.

Zal répondit aux grands :

Tous ceux que les années ont affaiblis rappellent les conseils des ancêtres et puis le ciel qui tourne leur rendra justice.

Il ne faut pas que nous refusions notre conseil au roi, car il a besoin de nos avis.

S’il se détourne des voies de la sagesse, il éprouvera du repentir et des peines.

Ils lui dirent tout d’une voix :

Nous sommes avec toi et nous n’écouterons les conseils de personne autre que toi.

Puis ils allèrent ensemble chez le roi et se présentèrent devant son trône et sa couronne glorieuse.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021