Keï Kaous

5ème aventure - Aulad tombe au pouvoir de Rustem

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De là il continua sa route comme il convient à un voyageur ; il s’avança en toute hâte et arriva dans un lieu où le monde était privé de toute lumière : c’était une nuit noire comme une purée de poix ; on n’y voyait ni les étoiles ni la lune brillante : tu aurais dit que le soleil était enchaîné et que les étoiles étaient dans les nœuds d’un lacet.

Rustem abandonna les rênes à Raksch et regardant autour de lui, il ne vit dans cette obscurité ni les hauteurs ni les ruisseaux.

De là il arriva dans un lieu rempli de lumière, où il vit la terre couverte de verdure comme d’un manteau de soie.

Les vieillards y redevenaient jeunes, tout y était vert et plein d’eaux courantes.

Tous ses vêtements, sur son corps, étaient mouillés ; il avait besoin de repos et de sommeil.

Il ôta sa cuirasse de peau de léopard ; le bonnet qu’il portait sous son casque était trempé de sueur : il étala l’un et l’autre au soleil et se hâta d’aller se coucher et de dormir.

Il relâcha la bride dans la bouche de Raksch et le laissa courir dans les champs verts et ensemencés.

Lorsque son bonnet et sa cuirasse furent séchés, il s’habilla et se fit une couche d’herbes comme fait le lion.

Mais le gardien de la plaine apercevant le cheval dans les champs, accourut en colère et en poussant des cris ; il se dirigea vers Rustem et Raksch et asséna au guerrier un grand coup de bâton sur les pieds.

Rustem se réveilla de son sommeil et le gardien lui dit :

Ô Ahriman !

Pourquoi laisses-tu entrer ton cheval dans les terres ensemencées ?

Pourquoi le lâches-tu contre quelqu’un qui ne t’a pas fait de mal ?

Le prudent Rustem s’irrita de ces paroles ; il s’élança sur lui, le saisit par les deux oreilles, qu’il serra et arracha de la racine sans proférer aucune parole bonne ou mauvaise.

Le gardien prit ses oreilles en toute hâte, en hurlant de douleur et tout hors de lui.

Or le maître de ce pays était Aulad, un jeune guerrier de grand renom.

Le gardien courut auprès de lui en se lamentant, la tête et les mains pleines de sang et les oreilles arrachées et il lui dit :

Voici un homme semblable à un Div noir, avec une cuirasse de peau de léopard et un casque de fer ; de la tête aux pieds, c'est un vil Ahriman ou un dragon qui dort dans sa cuirasse.

Je suis allé chasser son cheval des terres ensemencées ; mais il ne m’a pas laissé m’occuper du cheval et des champs ; il m’a aperçu, a sauté sur moi, m’a arraché les deux oreilles sans dire mot est allé se rendormir.

Aulad était alors dans son parc pour chasser avec ses grands ; mais lorsqu’il entendit ce récit du gardien et qu’il vit les traces du lion sur le terrain de la chasse, il tourna bride, lui et ses compagnons qui portaient haut la tête et se dirigea du côté où Rustem avait paru, pour voir qui était cet homme et pourquoi il lui avait fait ce qu’il avait fait.

Tandis qu’il s’avançait ainsi, avide de combats, Rustem courut vers Raksch, se mit en selle, tira son épée et vint comme un nuage d’où sort le tonnerre.

Ils s’approchèrent l’un de l’autre et commencèrent à s’expliquer.

Aulad lui dit :

Quel est ton nom ?

Qui es-tu ?

Qui est ton roi et ton appui ?

Il n’est pas permis de passer ainsi par le chemin des lions pleins de courage.

Pourquoi as-tu arraché les oreilles au gardien de la plaine et fait paître ton cheval dans les champs ensemencés ?

Je vais rendre obscur le monde pour toi et jeter ton casque sur la terre.

Rustem lui répondit :

Mon nom est le nuage et si le nuage vient combattre le lion, il fera pleuvoir des coups de lance et d’épée et tranchera les têtes des grands.

Si mon nom te parvient aux oreilles, il glacera le souffle de ta vie et le sang de ton cœur.

Est-ce que tu n’as pas entendu parler en toute assemblée du lacet et de l’arc du héros au corps d’éléphant ?

Toute mère qui a mis au monde un fils comme toi, dis qu’elle coud un linceul et qu’elle pleure son fils.

Tu es venu contre moi avec cette multitude, c’est comme si tu lâchais un vent contre le ciel.

Rustem tira du fourreau son épée qui donnait la mort, suspendit son lacet roulé à l’arçon de la selle, et, semblable à un lion qui tombe au milieu d’un troupeau, il tua tous ceux qui se trouvaient autour de lui.

À chaque coup, il séparait de leurs corps les têtes de deux braves comme avec des ciseaux.

Il renversa les chefs par ses coups ; il fit avec les têtes des grands une couche sous ses pieds.

Toute cette armée fut mise en déroute par le Pehlewan et s’enfuit en pleurant et désolée.

Les vallées et les plaines se remplirent de cavaliers qui se dispersèrent dans les montagnes et dans les ravins.

Rustem courut comme un éléphant furieux, portant son lacet roulé soixante fois autour de son bras ; et lorsque Raksch fut près d’Aulad, le jour devint noir devant les yeux du maître du diadème.

Rustem lança son long lacet et la tête du superbe guerrier fut prise dans le nœud.

Il le tira de cheval et lui lia les deux mains ; il le jeta par terre devant lui, remonta à cheval et lui dit :

Si tu me dis la vérité, si je n’aperçois de ta part aucun mensonge, si tu viens me montrer la demeure du Div blanc, la résidence de Poulad fils de Ghandi et celle de Bid ; si tu me sers de guide pour aller à l’endroit où est retenu prisonnier le roi Kaous, qui fut l’auteur de tous ces malheurs ; si tu me découvres la vérité, si tu ne manques pas à la droiture, je prendrai au roi de Mazenderan sa couronne, son trône et sa lourde massue.

Je te ferai maître de ce pays et de ce royaume, si tu ne me trompes pas ; mais si tu me dis des paroles mensongères, je ferai couler de tes yeux un torrent de sang.

Aulad lui répondit :

Purifie ton cerveau de ta colère et ouvre une fois tes yeux ; n’arrache pas mon âme de mon corps étourdiment et je t’apprendrai tout ce que tu me demandes ; j’irai te montrer toutes les villes et tous les chemins qui conduisent aux lieux où le roi Kaous est captif ; je t’indiquerai la résidence de Bid et du Div blanc, puisque tu donnes de l’espoir à mon cœur.

Ô homme dont les traces sont fortunées, il y a cent farsangs d’ici jusqu’à l’endroit où se trouve le roi Kaous et de là pour arriver auprès du Div blanc, il y a encore cent farsangs d’un chemin dangereux et pénible.

Là se trouve entre deux montagnes un séjour d’effroi au-dessus duquel aucun aigle n’oserait voler et où gît, au milieu de deux cents autres, une caverne étonnante, dont l’étendue ne peut se mesurer.

Douze mille Divs courageux veillent sur la montagne pendant la nuit ; leur chef est Poulad fils de Ghandi et leur gardien est Sandjeh le vigilant.

Le maître de tous ces Divs est le Div blanc, sous lequel s’agite la montagne comme une feuille de tremble.

Tu trouveras en lui un brave dont le corps est comme une montagne, dont la poitrine et les épaules sont larges de dix cordes et les bras longs de dix cordes également ; et malgré tes bras, tes mains et tes rênes, malgré ton épée tranchante, ta massue et ta lance, malgré ta haute stature et ta force, il te sera difficile de combattre ce Div.

Quand tu auras passé outre, tu trouveras un pays rocailleux et désert, qu’une biche n’oserait traverser.

Quand tu auras laissé ce lieu derrière toi, tu rencontreras un courant d’eau dont la largeur excède deux farsangs et dont le gardien est le Div Kunareng, qui commande à tous les Divs.

Puis tu arriveras à Buzgousch, habité par les Nermpaï et qui ressemble à un palais ayant cent farsangs d’étendue.

Un chemin difficile et fort long conduit de là à la ville de Mazenderan : dans ce pays sont répartis des cavaliers qui sont au nombre de mille fois mille ; et dans une si grande multitude pourvue d’armes et de richesses, tu ne trouveras pas un seul lâche ; tu verras dans la ville douze cents éléphants de guerre qui peuvent à peine y trouver place.

Tu es seul et quand même tu serais de fer, oserais-tu te frotter à la lime de ces Ahrimans ?

Rustem sourit à ces paroles et lui répondit :

Si tu m’accompagnes comme guide, tu verras ce que fera de ces Ahrimans renommés cet homme seul, à l’aide de la force que Dieu, qui accorde la victoire, lui a donnée, à l’aide de sa fortune, de son épée et de sa bravoure.

Quand ils éprouveront la force de ma poitrine et de mes bras et les coups que porte ma massue dans le combat, la plante de leurs pieds et la peau de leur corps se fendront de peur, ils ne distingueront plus les rênes des étriers.

Maintenant montre-moi le chemin qui conduit auprès de Kaous et mets-toi en marche.

Il dit, s’assit gaiement sur Raksch et Aulad courut devant lui, rapide comme le vent.

Il ne se reposa ni durant la nuit obscure ni durant le jour lumineux et courut jusqu’au pied du mont Asprous, là où Kaous avait amené son armée et où les Divs et les magiciens l’avaient accablé de malheur.

Lorsque la moitié de la nuit sombre fut passée, ils entendirent du côté de la plaine un bruit et un son de tambours et virent des feux s’allumer dans le pays de Mazenderan et une lampe briller dans chaque lieu.

Rustem dit à Aulad :

D’où vient que des feux s’allument à droite et à gauche ?

Aulad répondit :

C’est là l’entrée du pays de Mazenderan ; car les deux tiers des Divs ne dorment pas la nuit.

Il faut que le Div Arzeng soit dans le lieu d’où s’élèvent ces bruits et ces cris continus.

Alors Rustem se mit à dormir ; et lorsque le soleil montra son visage brillant, il attacha Aulad à un arbre et le serra fortement avec la corde de son lacet ; il suspendit à la selle la massue de son grand-père et partit plein de courage et de ruse.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021