Guschtasp

Zal apprend la mort de Rustem

...

Un seul de ces cavaliers illustres s’échappa, marchant tantôt à pied, tantôt à cheval;

Arrivé dans le Zaboulistan, il raconta que le terrible éléphant gisait dans la poussière, avec Zewareh et tout son cortège, qu’aucun des cavaliers n’avait échappé aux embûches de l’ennemi.

Un immense cri s’éleva du Zaboulistan contre les ennemis de Rustem et le roi de Kaboul;

Zal versa de la poussière sur ses bras, et se déchira le visage et la poitrine, s’écriant:

Hélas! ô héros au corps d’éléphant!

Je voudrais que mon corps ne fût plus couvert que du linceul.

Et toi qui portais haut la tête, ô vaillant dragon, ô Zewareh, qui fus un lion plein de gloire!

Scheghad, le maudit, l’infâme, a déraciné cet arbre royal.

Qui aurait pensé qu’un vil renard pût méditer dans ce pays une vengeance contre un éléphant?

Qui se rappelle un pareil coup du destin, qui oserait le croire, si son maître lui racontait que les paroles d’un renard ont fait disparaître de cette terre sombre un lion comme Rustem?

Pourquoi ne suis-je pas mort misérablement avant eux?

Pourquoi suis-je resté dans le monde un souvenir de mes fils?

A quoi me servent la vie et ses jouissances, à quoi bon la nourriture, le repos et le renom?

Ô héros, ô vainqueur des lions, ô brave, ô prince, ô vaillant conquérant du monde, ô maître du pays!

Il envoya à l’instant Faramourz avec une armée pour attaquer le roi, tirer des fosses les corps des morts et infliger au monde des motifs de se lamenter.

Lorsque Faramourz arriva devant Kaboul, il ne trouva dans la ville aucun des grands: tous s’étaient enfuis, la ville était déserte;

Ils étaient terrifiés de la mort du vainqueur du monde.

Faramourz se rendit à la plaine où Rustem avait chassé, dans l’endroit où l’on avait creusé les fosses.

Il fit apporter un lit de repos et placer dessus ce bel arbre royal;

Il défit la ceinture du Pehlewan et lui ôta sa tunique de roi.

On lava le mort dans de l’eau chaude, on lui lava doucement la poitrine, les bras, la barbe et le corps, on brûla devant lui de l’ambre gris et du safran, on cousit ses blessures.

Faramourz versa de l’eau de rose sur la tête de Rustem et répandit sur son corps du camphre pur;

On l’enveloppa dans un drap d’or, on apporta des roses, du musc et du vin;

L’homme qui cousait le linceul versait des larmes de sang, en peignant cette barbe blanche comme le camphre.

Le corps dépassait la longueur de deux lits; était-ce le corps d’un homme, ou un arbre qui répandait de l’ombre?

On fit un beau cercueil en bois de teck, orné de clous d’or et de figures en ivoire; on enduisit toutes les jointures avec du bitume, qu’on recouvrit de musc et d’ambre.

Ensuite on tira d’une fosse Zewareh, le frère de Rustem, on cousit toutes ses blessures, on le lava et on lui fit un linceul de brocart;

Puis on chercha un tronc de grenadier, d’habiles charpentiers partirent et en tirèrent de grandes planches pour un cercueil, et Faramourz versa du musc, du camphre et de l’eau de rose sur Zewareh dans sa dernière demeure.

Alors on releva le corps de Raksch, on le lava, on le couvrit d’étoffes;

On employa deux jours à ce travail; enfin on chargea le corps de Raksch sur un éléphant.

Depuis Kaboul jusqu’au Zaboulistan le monde était comme bouleversé; on ne voyait que femmes et hommes se tenant debout, et pas un être vivant n’aurait put y trouver une place.

On se passait de main en main les deux cercueils;

Le nombre de ceux qui les soutenaient les faisait paraître légers comme l’air; et c’est ainsi qu’ils furent portés à Zaboul dans un jour et une nuit, sans avoir été un instant posés à terre.

Le monde entier était rempli de lamentations sur Rustem; on aurait dit que la plaine était en ébullition, toutes les voix se perdaient dans ce bruit immense, tous les pays n’entendaient que des cris de douleur.

On prépara dans le jardin de Zal un tombeau dont on éleva le sommet jusqu’aux nuages, et l’on y plaça deux trônes d’or, l’un à coté de l’autre; c’est là qu’était le lieu de repos du héros dont la fortune avait été si grande.

Tous ses serviteurs, qu’ils fussent des hommes libres ou des esclaves au cœur pur, tous firent un mélange de musc et de terre, le répandirent sur les pieds du héros au corps d’éléphant, et s’écrièrent:

Ô maître illustre, pourquoi veux-tu du musc et de l’ambre comme offrande, pourquoi ne prends-tu plus ta place à l’heure du banquet?

Pourquoi ne revêts-tu plus ta cuirasse en peau de léopard au jour du combat?

Pourquoi ne distribues-tu plus des trésors d’or?

On dirait que tu méprises tout cela.

Sois maintenant heureux dans de paradis, car Dieu t’avait pétri de justice et de bravoure.

Ensuite ils fermèrent la porte du tombeau et partirent, et le héros qui avait levé si haut la tête disparut du monde.

Que peux-tu demander à ce séjour passager, qui commence par des jouissances et finit par des peines?

Tu seras étendu dans la poussière, quand même tu serais de fer, et que tu serais un sectateur de la vraie foi ou un Ahriman.

Pendant que tu vis, tends vers le bien, dans l’espoir d’obtenir ainsi l’objet de tes désirs dans l’autre monde.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021