Guschtasp

Septième Station - Isfendiar traverse l'eau et tue Kergsar

Quand une veille de la nuit sombre fut passée, de la tête de la colonne on entendit des clameurs confuses.

Le jeune roi monta sur un destrier, se rendit du centre de l’armée à l’avant-garde, et, ayant dépassé les troupes, il vit une masse d’eau profonde et dont on n’apercevait pas l’autre rive.

Un dromadaire de la caravane, que le chef faisait marcher le premier, s’était enfoncé dans l’eau: le Sipehbed se hâta de le saisir par les deux cuisses et de le retirer de la vase, et le malveillant Turc de Djiguil trembla.

Isfendiar ordonna d’amener Kergsar, chargé de chaînes, humilié, le cœur blessé, et lui dit:

Vil imposteur, captif entre mes mains, ne m’as-tu pas dit que je ne trouverais pas d’eau ici, que l’ardeur du soleil me consumerait?

Pourquoi as-tu représenté l’eau comme de la terre, et prédit la perte de toute l’armée?

Kergsar répondit:

La destruction de ton armée serait pour moi une joie brillante comme le soleil et la lune.

Qu’ai-je reçu de toi, si ce n’est des fers?

Que puis-je désirer pour toi, si ce n’est le malheur et la ruine?

Le Sipehbed sourit et le regarda; ce Turc l’étonnait, mais il ne lui montra pas de colère; il lui dit:

Ô Kergsar, homme de peu de sens! quand je serai victorieux dans cette guerre, je ferai de toi le maître du château d’airain.

A Dieu ne plaise que jamais je te fasse du mal!

Tout l’empire sera à toi si tu me dis la vérité.

Je ne ferai du mal ni à tes enfants ni aux hommes de ton pays et de ton alliance.

Kergsar écouta ce discours du roi qui remplit d’espoir son âme; dans l’étonnement que lui causaient ces paroles, il baisa la terre et demanda pardon à Isfendiar.

Le roi répondit:

Je te pardonne ce que tu as dit; tes vaines paroles n’ont pu convertir en terre cette eau; mais où se trouve le gué de cette mer d’eau?

Il faut que tu me montres le vrai chemin.

Kergsar répliqua:

Une flèche ailée ne pourra nager dans l’eau, quand elle est chargée d’un fer.

Le héros resta stupéfait, et le délivra à l’instant de ses chaînes.

Kergsar entra dans l’eau, tenant un dromadaire par la bride, et marcha dans un endroit où l’eau, peu profonde, permettait le passage : l’armée le suivit à la file.

Le Sipehbed fit remplir d’air en toute hâte les outres à eau, qui, ainsi allégées, servaient de moyens de transport sur l’eau, et toute l’armée passa.

Quand les troupes et les bagages eurent atteint la terre, et que l’aile droite et l’aile gauche furent également formées, l’armée s’avança vers le château d’airain, dont elle était encore éloignée de dix farsangs.

Alors le chef de l’armée s’assit pour manger, et ses serviteurs se tinrent devant lui, les coupes de vin en main.

Le lion se fit apporter sa cotte de mailles, son casque, sa cuirasse et son épée; ensuite le héros, heureux de son succès, ordonna qu’on lui amenât Kergsar, à qui il dit:

Maintenant je suis sauvé; quant à toi, il faudrait te bien conduire et parler selon la vérité.

Quand j’aurai séparé de son corps la tête d’Ardjasp et réjoui par sa mort les mânes de Lohrasp; quand, pour venger mon grand-père, j’aurai tranché la tête à Kehrem, qui a rempli de sang et de douleur le cœur de mon armée par le meurtre de Ferschidwerd; et à Enderiman, qui a tué trente-huit de nos grands dans un moment de succès; quand j’aurai assouvi ma rancune de toute manière, quand j’aurai fait de ce pays la proie des lions, quand je l’aurai livré au bon plaisir des Iraniens , quand j’aurai percé de mes flèches le cœur des Touraniens et emmené en captivité leurs femmes et leurs enfants, alors seras-tu content ou mécontent?

Dis-moi tout ce que tu as dans le cœur.

Le cœur de Kergsar se gonfla de sang, son esprit et sa langue débordèrent de colère, et il répondit:

Jusqu’où continueras-tu à parler ainsi?

Puisses-tu être maudit, puissent tous les astres de malheur se combiner contre ta vie, puisse ton flanc être déchiré par l’épée, ton corps sanglant être jeté sur le sol, la terre te servir d’oreiller et la tombe de chemise!

Le roi s’irrita de ces paroles; il s’élança contre le malheureux Kergsar, le frappa sur la tête avec son épée indienne, et le fendit en deux depuis le crâne jusqu’à la poitrine. On le jeta sur-le-champ dans l’eau, et le corps de cet homme haineux devint la proie des poissons.

Ensuite Isfendiar monta sur son destrier et revêtit son armure, encore tout en col ère; il gravit une hauteur et regarda le château: il vit un magnifique mur de fer enfermant un espace long de trois farsangs et large de quarante, et dont aucune partie n’était construite avec de l’eau et de la terre;

l’épaisseur de la muraille était telle que quatre cavaliers de front pouvaient courir dessus.

Isfendiar regarda cette merveille, et un soupir s’échappa de sa poitrine; il dit:

Cette place est imprenable; j’ai choisi une mauvaise route, et elle me conduit au malheur.

Hélas, toutes mes fatigues et mes luttes!

J’aurai donc à me repentir de toutes mes peines!

Il regarda autour de lui dans le désert, et vit deux Turcs chevaucher dans la plaine, précédés de quatre chiens de l’espèce qui prend le gibier à la course.

Isfendiar descendit de la colline, tenant en main sa lance de combat; avec cette lance il enleva les deux hommes de dessus leurs chevaux, et les ramena à pied sur la hauteur.

Il leur demanda quelle était cette belle forteresse et combien elle contenait de cavaliers.

Ils lui parlèrent longuement d’Ardjasp et lui firent la description du château, ajoutant:

Regarde ce château, comme il est large et profond; une de ses portes ouvre sur la terre d’Iran, et l’autre sur le territoire de la Chine; il contient cent mille hommes qui frappent de l’épée, tous des cavaliers fiers et illustres, tous se tenant devant Ardjasp comme des esclaves, baissant la tête devant ses ordres et sa volonté.

On y trouve des vivres sans mesure, et quand il n’y en a plus de frais, il y a du vieux blé conservé en épis.

Si le roi tenait les portes fermées pendant dix ans, il y aurait autant de vivres qu’il en faudrait à son armée; et s’il demandait des cavaliers dans la Chine et le Madjin, il lui en arriverait cent mille hommes de troupes renommées.

Il n’a besoin de rien de la part de personne, car il a des vivres et des hommes pour la défense.

Isfendiar saisit soudain son épée et tua ces deux braves, simples de cœur.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021