Guschtasp

Rustem lance une flèche dans l'oeil d'Isfendiar

...

Rustem comprit que les supplications ne servaient à rien auprès d’Isfendiar;

Il banda son arc, et plaça dessus cette flèche en bois de tamarix dont il avait trempé le fer dans du vin.

Ayant placé la flèche sur l’arc, il adressa en secret une prière à Dieu, disant:

Ô très-saint maître du soleil! toi qui accordes toute sagesse, toute majesté, toute force, tu vois la pureté de mon cœur, tu vois mes pensées et ce que je puis faire!

Tu sais combien j’ai lutté pour calmer Isfendiar, tu sais combien il a été injuste, combien il est prodigue de combats et de bravoure.

Ne regarde pas ceci comme un péché à punir, ô créateur de la lune et de Mercure!

Quand le héros opiniâtre vit ce délai et l’hésitation de Rustem à commencer le combat, il lui dit:

Ô méchant homme du Séistan!

Ton âme n’est donc pas encore lasse des flèches et des arcs?

Tu vas voir les flèches de Guschtasp, le cœur d’un lion et les fers des flèches de Lohrasp!

Alors Rustem s’empressa d’ajuster sa flèche sur l’arc de la façon que le Simourgh lui avait indiquée;

Il lâcha le trait contre l’œil d’Isfendiar, et le monde devint noir devant le prince illustre, sa stature de cyprès s’affaissa, il perdit connaissance et la force l’abandonna;

La tête du roi, adorateur de Dieu, s’inclina, son arc chinois s’échappa de ses mains, il saisit la crinière et le cou de son cheval noir, et son sang rougit la poussière du champ du combat.

Rustem lui dit:

Tu as fait porter fruit à cette semence amère.

Tu es celui qui a dit:

Je suis l’homme au corps d’airain; je jetterai à bas le ciel sublime.

Mais une seule flèche t’a fait renoncer au combat et t’a fait pencher sur ton célèbre destrier.

Dans un instant ta tête sera dans la poussière, et le cœur aimant de ta mère se consumera de douleur

Dans ce moment le roi illustre tomba du haut de son cheval noir, la tête en bas; il resta quelque temps avant de reprendre ses sens, puis il s’assit dans la poussière et écouta.

Il saisit la flèche par le bout et l’arracha toute couverte de sang, depuis le fer jusqu’aux plumes.

Cependant Bahman avait appris que la gloire des rois des rois était ternie: il courut vers Beschouten et lui dit:

Ce combat est devenu affreux.

Le corps de l’éléphant de guerre gît dans la poussière, et le monde n’est plus pour nous qu’une nuit obscure.

Tous les deux partirent à pied et en courant, du camp jusque sur le champ du combat, où ils virent le héros la poitrine couverte de sang et tenant dans sa main une flèche ensanglantée.

Beschouten déchira devant lui ses vêtements et versa de la poussière sur sa tête en poussant des cris;

Bahman se roula à terre et frotta ses joues dans ce sang chaud.

Beschouten s’écria:

Qui, parmi les croyants et les grands, peut comprendre le secret du monde?

Un homme comme Isfendiar, qui a vaillamment manié l’épée pour la foi, qui a purifié le monde des méchants, des adorateurs des idoles, qui n’a jamais fait une mauvaise action, périt dans les jours de sa jeunesse, et sa tête royale est couchée dans la poussière;

Mais quand c’est un méchant qui remplit le monde de douleurs, qui afflige l’âme des hommes libres, une longue vie passe sur sa tête, et il sort de tous les combats sans éprouver de mal!

Les jeunes princes serrèrent Isfendiar contre leurs poitrines et essuyèrent le sang du roi.

Beschouten poussa des hurlements sur lui, la joue couverte de sang, le cœur plein d’angoisse; il s’écria:

Hélas, ô Isfendiar, ô héros, ô maître du monde de race royale!

Qui a donc ébranlé cette montagne de guerre, qui a renversé ce lion furieux, qui a arraché à l’éléphant ces belles défenses, qui a arrêté ces vagues des flots du Nil?

Qu’est-il arrivé à cette race royale par le mauvais œil, puisque c’est le méchant qui doit souffrir le mal?

A quoi ont servi ton courage, ton intelligence, ta loyauté, ta puissance, ton étoile et ta foi? A quoi ont servi tes armes dans ce combat?

Qu’est devenue ta voix si douce dans les fêtes?

Tu avais purifié le monde de tes ennemis, tu n’avais pas à craindre le lion ou le serpent; et maintenant que tu devais profiter de tout cela, je te vois gisant dans la poussière!

Isfendiar lui répondit par ces paroles pleines de raison:

Ô homme sage et fortuné!

Ne te laisse pas aller au désespoir à cause de moi.

Ceci est la part que m’ont faite le ciel et la lune.

Tout ce qui vit aura pour couche la poussière; ne te lamente donc-pas de ma mort!

Où sont Feridoun, Houscheng et Djemschid?

Le vent les a amenés, un souffle les a emportés; et mes ancêtres de race pure, ces hommes élus, fiers et saints, sont partis et nous ont laissé leur place;

Car personne ne peut rester dans cette demeure passagère.

J’ai beaucoup lutté dans le monde, tantôt ouvertement, tantôt secrètement, pour établir la voie de Dieu et pour y guider l’intelligence des hommes.

Lorsque la parole de la foi eut acquis de l’éclat par mes efforts, et que la main d’Ahriman fut devenue impuissante à faire le mal, le destin a étendu sa grille aiguë, et je n’ai pu lui échapper.

Mon espoir est que, dans le paradis, mon âme et mon cœur récolteront ce qu’ils ont semé.

Ce n’est pas par sa bravoure que le fils de Destan m’a donné la mort.

Regarde cette branche de tamarix que je tiens dans ma main: c’est par elle que le Simourgh et Rustem, le rusé ont mis fin à ma vie.

C’est Zal qui a fait ces incantations et employé cet art magique, car il connaît les sortilèges et tous les enchantements.

A ces paroles d’Isfendiar, Rustem se tordit et pleura de douleur, disant:

Le Div maudit est cause que la peine est ma part dans la vie.

Tout ce qu’Isfendiar a dit est vrai; il n’a pas dévié de sa loyauté vers les voies tortueuses.

Depuis que j’ai revêtu une armure, j’ai recherché le combat avec ceux portaient leur tête le plus haut;

Mais je n’ai pas vu un cavalier couvert d’une cotte de mailles et d’une cuirasse de combat, semblable à Isfendiar.

C’est par désespoir que j’ai cherché une ruse: je n’ai pas voulu succomber devant lui sans résistance.

Lorsque je me suis échappé de sa main, sans espoir, et que j’ai vu son arc, sa poitrine et son anneau de tir, j’ai trouvé moyen de tenir sa vie sur mon arc, et lorsque son moment était venu, j’ai lancé la flèche.

Si le destin avait voulu qu’il vécût, comment cette œuvre d’iniquité m’aurait-elle réussi?

Il faut quitter cette terre ténébreuse, et par aucune précaution on ne peut prolonger sa vie d’une seule respiration.

Je n’étais qu’un instrument pour faire ce malheur, mais cette flèche de tamarix me couvrira de honte dans les chansons.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021