Guschtasp

Djamasp se rend auprès d'Isfendiar

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Un noble fils d’Isfendiar, dont le nom était Nousch-Ader, se tenait sur les remparts du château, regardant la route pour voir si quelqu’un venait de l’armée d’Iran, et le dire à son père: il devait descendre dès qu’il verrait quelqu’un.

Lorsqu’il aperçut Djamasp chevauchant sur la route, un beau casque touranien sur la tête, il se dit:

Voici un cavalier du Touran qui arrive, je vais me hâter de l’annoncer à mon père.

Il descendit promptement du rempart et s’écria:

Ô illustre Pehlewan! j’ai vu de loin sur la route un cavalier dont la tête est couverte d’un casque noir.

Je vais m’en retourner pour voir si c’est un sujet de Guschtasp, ou si c’est un ennemi, un homme d’Ardjasp.

Si c’est un Turc, je lui trancherai la tête, je jetterai dans la poussière son corps maudit.

Le noble Isfendiar lui répondit:

Un homme qui prend cette route sans escorte, qui peut-il être?

Probablement c’est quelqu’un qui arrive de l’armée d’Iran avec un message pour nous, et mon père aura placé sur sa tête ce casque turc de peur de nos vaillants ennemis.

Nousch-Ader, à ces paroles du Pehlewan, s’en retourna en courant aux remparts du château, et lorsque Djamasp fut tout près sur la route, le prince le reconnut, descendit et annonça à son père que le fortuné Djamasp était devant la porte.

Isfendiar fit ouvrir les portes, le sage Djamasp entra, lui rendit hommage, et lui répéta, du commencement jusqu’à la fin, le message de Guschtasp et toutes les bénédictions dont il était chargé.

Isfendiar lui répondit:

Ô toi, héritier des héros, homme sage, puissant et fier, comment peux-tu rendre hommage à un homme enchainé?

Quand on a des fers aux mains et aux pieds, on n’est pas un enfant des hommes, mais un Ahriman.

Tu m’apportes les bénédictions du grand roi de l’ Iran, ton cœur est donc dépourvu de tout sentiment du vrai?

C’est Ardjasp qui m’a envoyé des bénédictions, puisqu’il a inondé le désert du sang des Iraniens.

On m’a chargé de chaînes, moi, innocent, parce que sans doute c’est Gurezm qui est le fils du roi, et qu’il fallait que je fusse enchainé.

Mais je prends mes fers à témoin devant Dieu que Guschtasp m’a fait injustice, et qu’Ahriman s’est réjoui des paroles de Gurezm.

Voici la récompense de mes peines! et le trésor qu’on a apprêté pour moi, ce sont des fers!

A Dieu ne plaise que je l’oublie, et que tes paroles me rendent insensé!

Djamasp lui dit:

Ô toi qui parles vrai, toi le conquérant du monde, le vainqueur des héros, l’homme bienveillant, si tu détournes ainsi ton cœur avec dégoût de ton père, alors le trône de ce roi s’écroule !

Mais que ton cœur s’apitoie sur le roi Lohrasp, l’homme pieux, que les Turcs ont tué dans la bataille, et sur les vieux Hirbeds, ces adorateurs de Dieu, qui se tenaient devant l’autel en silence et le barsom en main, ces Mobeds dont on a tué quatre-vingts, ces sages voués au culte et purs de cœur, dont le sang a éteint le feu dans le sanctuaire!

Il ne faut pas traiter légèrement un pareil méfait.

Que ton cœur s’apitoie donc sur ton grand-père, que ta colère se montre, que tes joues pâlissent!

Si la vengeance que tu dois à ton grand-père ne te fait pas t’élancer de ce lieu, Dieu le guide te réprouvera.

Isfendiar lui répondit:

Ô homme de grand renom, dont l’étoile est puissante, ô héros qui atteins l’objet de tous tes vœux, réfléchis donc que ce vieux Lohrasp, le dévot, le père de Guschtasp, sera mieux vengé par son fils, qui a ravi à son père le trône et les honneurs royaux!

Djamasp dit:

Si tu ne veux pas venger ton grand-père, si tu n’as aucune vergogne dans le cœur, apprends que Homaï la prudente et Beh-Aferid, tes sœurs, dont les visages n’ont jamais été vus, même par le souflle de l’air, sont prisonnières des Turcs, qu’elles sont affligées et malheureuses, qu’elles vont à pied et que leurs joues ont pâli.

Isfendiar répondit:

Est-ce que Homaï s’est souvenue de moi un seul jour pendant que j’étais enchainé dans ce lieu?

Et la noble Beh-Aferid, il semblait qu’elle ne m’avait jamais vu dans le monde.

Djamasp répondit:

Ô Pehlewan, l’esprit de ton père est troublé par son sort!

Il est maintenant dans la montagne, entouré de ses grands, les yeux remplis de larmes, les lèvres privées de nourriture; il est cerné par l’armée des Turcs, et tu ne le verras plus, ni lui ni son diadème.

Dieu le créateur n’approuvera pas que tu détournes ton cœur de la tendresse et de la foi.

Tu as eu trente-huit frères, des léopards des montagnes, des lions du désert; tous ils ont pour couche la terre et la brique, car nos ennemis n’en ont pas laissé un seul en vie.

Isfendiar répondit:

J’ai eu tant de frères illustres, et tous ont passé leurs années dans les fêtes et moi dans les fers, sans qu’ils se soient souvenus de moi dans ma misère; et si maintenant je me mettais à livrer bataille, à quoi cela servirait-il, puisque leurs ennemis les ont anéantis?

Quand Djamasp entendit une pareille réponse, son âme fut blessée et remplie d’angoisses; il se leva, le cœur en colère et des larmes de désespoir coulant de ses yeux: il dit:

Ô Pehlewan du monde, si troublés que soient ton cœur et ton âme, écoute-moi!

Que diras-tu du sort de Ferschidwerd, qui a été sans cesse affligé et attristé de tes malheurs, qui, dans les batailles et dans les fêtes, partout où il se trouvait, était rempli de colère et de malédictions contre Gurezm, et que j’ai vu couvert de blessures faites par l’épée, le casque et la cuirasse fendus sur son corps?

Mon âme se brise par l’excès de mon désir de te fléchir; aie donc pitié de mes yeux qui brûlent.

A ces paroles de Djamasp sur Ferschidwerd, les joues d’Isfendiar se couvrirent de larmes de sang, son cœur se serra et il s’écria:

Hélas! mon vaillant frère, le héros, le brave, le prince au cœur de lion, le roi! c’est moi que déchirent tes blessures, mes joues sont inondées du sang de mon cœur!

Quand il fut devenu plus calme, il dit à Djamasp:

Pourquoi m’avais-tu caché cela?

Fais venir des forgerons pour qu’ils liment sur-le-champ les fers sur mes pieds.

Djamasp amena des forgerons avec des enclumes d’acier et de lourds marteaux; ils limèrent les chaînes, les clous, le collier et une barre de fer du Roum semblable à un pont; mais tous ces fers ne se limaient que lentement, et le prisonnier devint impatient de cette lenteur.

Il dit au forgeron:

Ô maladroit, tu as fait ces fers, et tu ne sais pas les briser!

Il dégagea sa main, se mit debout et, dans sa colère, étendit ses membres chargés de chaînes; il roidit ses jambes, il tordit ses mains et brisa d’un coup tous les fers et toutes les chaînes; mais, les chaînes tombées, il était épuisé, il s’affaissa de fatigue et perdit connaissance.

L’astrologue vit cet exploit merveilleux, et invoqua les grâces de Dieu sur le prince illustre.

Le héros, doué de cette force étonnante, lorsqu’il eut repris ses sens, plaça devant lui tous les fers et toutes les chaînes, disant:

Voici les présents de Gurezm, qui me sont si utiles pour les batailles et pour les fêtes!

Puis il plongea son corps endolori dans un bain, car ses membres étaient froissés par les chaînes et sa, poitrine par les fers.

Ensuite il demanda une cuirasse de roi et une tunique de Pehlewan, et se fit amener son destrier ardent et apporter son casque et son épée;

mais en jetant les yeux sur son cheval, il invoqua le nom de Dieu, le dispensateur de toute grâce, en s’écriant:

Si j’ai commis une faute, je l’ai expiée dans les fers;

mais qu’a donc fait ce destrier barbe, qui marchait si fièrement, pour qu’on l’ait fait maigrir ainsi?

Lavez-le, ne laissez pas une tache sur sa robe, et donnez-lui à manger, pour qu’il reprenne ses forces.

Puis il envoya chercher tous les forgerons qui étaient maîtres dans leur art; ils arrivèrent, lui firent des mailles et réparèrent son armure entière.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021