Guerschasp

Commencement du récit

...

Zew avait un fils selon son cœur, à qui il avait donné le nom de Guerschasp.

Ce fils vint et monta sur le trône, il mit sur sa tête la couronne des Keïanides et assis sur le trône de son père, il gouverna le monde avec honneur et avec gloire.

Mais les Turcs reçurent la nouvelle que Zew était mort et que par suite le trône privé de roi était réduit à rien.

Afrasiab poussa des cris, lança des barques sur le fleuve Djihoun et s’avança jusqu’à Khar-Reï ; mais personne ne lui apporta des salutations de la part de Pescheng, dont la tête était pleine de colère, l’âme remplie de combats et le cœur las du trône et du diadème et absorbé par le deuil de son fils Aghrirez.

Jamais Pescheng n’avait voulu revoir Afrasiab et son épée brillante s’était couverte d’une rouille obscure.

Les messagers d’Afrasiab venaient auprès de lui ; mais pendant des années et des mois, il ne voulut pas se laisser voir.

Il disait :

Si le trône avait un maître, il serait bon que ce maître eût un ami comme Aghrirez.

Mais tu verses le sang de ton frère, tu prends la fuite devant l’élève d’un oiseau ; je t’envoie avec une armée contre nos ennemis et c’est la vie de ton frère que tu abrèges.

Il ne peut y avoir jamais rien de commun entre nous et jamais tu ne verras mon visage.

Ainsi se passa un temps jusqu’à ce que l’arbre du malheur porta de nouveau son fruit amer, car dans cette année Guerschasp, fils de Zew, mourut et la fortune quitta manifestement le monde.

L’oreille de tous fut remplie de la nouvelle que le trône du roi des rois était vide et un message de Pescheng le guerrier arriva auprès d’Afrasiab comme une pierre qu’on lance :

Passe le Djihoun, fais avancer ton armée et n’attends pas que quelqu’un s’asseye sur le trône !

Afrasiab rassembla une armée qui remplissait tout l’espace entre Sipendjab et le lit du fleuve ; tu aurais dit que la terre était devenue le ciel qui tourne et qu’il tombait des nues une pluie d’épées indiennes.

Ainsi s’avançait peu à peu cette armée glorieuse pour livrer des combats ; le bruit courut tout à coup dans l’Iran qu’il arrivait un prétendant au trône du pouvoir ; et le trône d’Iran étant privé de roi, les hommes ne virent pas devant eux un temps de bonheur.

Toutes les villes et toutes les maisons étaient en émoi et de tout le pays d’Iran s’élevaient des cris.

Chacun tourna les yeux vers le Zaboulistan et le monde ne fut rempli que de bruit.

Ils adressèrent à Zal des paroles dures, disant :

Tu as pris en main le gouvernement du monde bien légèrement et depuis la mort de Sam, depuis que tu es devenu Pehlewan, nous n’avons pas joui d’un jour de bonheur.

Après la mort de Zew, lorsque son fils devint roi, la main du méchant fut privée du pouvoir de faire le mal.

Mais maintenant Guerschasp, qui désirait la possession du monde, est mort et le pays et le peuple sont sans roi ; une armée a passé de ce côté du Djihoun, elle est telle que le soleil a disparu du monde ; si tu connais à cela un remède, prépare-le, car le chef des Touraniens est venu pour nous opprimer.

Zal répondit aux grands :

Depuis que je me suis ceint dans l’âge d’homme, aucun cavalier pareil à moi n’est monté à cheval ; personne n’a tenu aussi haut que moi l’épée et la massue ; partout où j’ai posé mon pied, j’ai devancé les brides des cavaliers ; j’ai combattu sans cesse jour et nuit et toute ma vie je n’ai craint que la vieillesse.

Maintenant mon dos de héros est courbé, je ne ferai plus briller mon poignard de Kaboul ; mais je rends grâce à Dieu de ce que cette souche a poussé un rejeton glorieux qui s’est élevé droit et dont la tête atteindra à la voûte du ciel et vous verrez comment il croîtra en bravoure ; Rustem est devenu comme un haut cyprès, le diadème du pouvoir lui convient ; il lui faut un cheval de guerre, car ces chevaux arabes ne peuvent lui suffire.

Je chercherai un destrier au corps d’éléphant, j’en demanderai un partout où il y a des hommes.

Je rapporterai tout ceci à Rustem, je lui demanderai :

Es-tu de notre avis sur ces affaires ?

Veux-tu combattre la race de Zadschem ?

Veux-tu ne pas t’y refuser?

À ces paroles, tout le pays d’Iran se réjouit, tous les visages se rajeunirent.

Zal envoya de tous côtés des dromadaires de course et prépara des armes pour ses cavaliers pleins de bravoure.

Puis, il dit à Rustem :

Ô mon fils au corps d’éléphant !

Toi qui portes la tête plus haut que tout le peuple, tu as devant toi une grande entreprise et une longue fatigue devant laquelle s’évanouiront le sommeil, le repos et le plaisir.

Mon fils !

Tu n’es pas dans l’âge des combats, mais que puis-je faire ?

Ce n’est pas un temps de fêtes.

Tes lèvres sentent encore le lait, ton cœur recherche les plaisirs et la joie.

Comment t’enverrai-je sur le champ de bataille contre des lions et des braves ?

Que dis-tu ?

Que feras-tu ?

Que me réponds-tu ?

Puissent la grandeur et la bonté être tes compagnes !

Rustem lui répondit :

Ô mon père illustre, puissant et avide de gloire !

As-tu oublié que j’ai montré du courage devant le peuple entier ?

J’aurais pensé que le Pehlewan avait connaissance du mont Sipend et de l’éléphant furieux.

Si je reculais devant le fils de Pescheng, ma gloire s’obscurcirait dans le monde.

C’est à présent le temps des combats et des attaques et non pas du déshonneur et de la fuite.

L’homme se fait lion en triomphant des lions et en recherchant la guerre et le champ de bataille ; tandis que les femmes ne peuvent acquérir beaucoup de gloire, car elles ne sont occupées qu’à manger et à dormir.

Zal lui dit :

Ô mon enfant plein de courage, chef des grands et soutien des héros !

Tu me l’as contée, l’histoire du mont Sipend et de l’éléphant blanc et tu as donné à mon cœur une douce espérance ; et puisque tu as si facilement vaincu dans ces combats, pourquoi devrais-je trembler maintenant ?

Néanmoins, les hauts faits d’Afrasiab troubleront mon sommeil dans la nuit sombre.

Comment t’enverrai-je contre lui ?

Car c’est un roi brave et belliqueux.

Tu es en âge de jouir des fêtes et des sons de la musique, de boire du vin et d’entendre les chants héroïques, mais non pas de combattre, d’acquérir de la gloire, de lutter et de faire voler la poussière de la terre jusqu’à la lune.

Rustem répondit à Zal, fils de Sam :

Je ne suis pas l’homme du repos et des coupes ; ce serait une honte que de laisser languir dans la mollesse ces bras et ces mains puissantes.

Quand le champ de bataille et le combat acharné se présenteront, Dieu me sera en aide et la victoire me favorisera.

Tu verras comment j’irai dans la mêlée, comment je traverserai le sang sur mon cheval couleur de rose.

Je prendrai dans ma main une massue semblable au nuage qui brille comme l’eau et qui verse une pluie de sang, le feu en jaillira, sa tête broiera le cerveau des éléphants.

Chaque fois que je couvrirai ma poitrine de la cuirasse, le monde aura à s’alarmer de mon carquois ; et chaque forteresse qui résistera à mes coups de massue, à ma poitrine, à mes mains et à mes bras, ne tremblera plus devant les balistes et les catapultes, elle n’aura plus besoin d’avoir pour gardien un chef illustre.

Quand ma lance s’avancera sur le champ de bataille, elle rougira le cœur de la pierre avec le sang qu’elle versera.

Il me faut un cheval pareil à une haute montagne et tel qu’il n’y ait que moi seul qui puisse le prendre avec le lacet ; un cheval qui puisse porter dans le combat mon corps puissant et qui ne se hâte pas quand il faudra attendre.

Je demande une massue grosse comme un quartier de rocher, car une multitude armée s’avance contre moi du pays de Touran ; quand elle arrivera, je la combattrai sans armée et de telle sorte qu’une pluie de sang tombera sur le champ de bataille.

Le Pehlewan, ravi de ces paroles, semblait verser son âme sur son fils.

Voici quelle fut la réponse de Zal, fils de Sam :

Ô toi qui es las du repos et des coupes, je t’apporterai la massue de Sam le cavalier que je conserve comme un souvenir de lui dans le monde et avec laquelle tu as tué l’éléphant furieux ; puisses-tu vivre à jamais, ô Pehlewan !

Il ordonna qu’on apportât cette massue de Sam, qui lui avait servi dans la guerre du Mazenderan, de l’apporter au glorieux Pehlewan pour qu’il en exterminât ses ennemis ; c’était un héritage qui, de l’illustre Guerschasp, était venu de père en fils jusqu’à Sam le cavalier.

Rustem, lorsqu’il vit l’arme de son grand-père, sourit de ses deux lèvres et se réjouit.

Il appela sur Zal les grâces de Dieu et lui dit :

Ô Pehlewan du monde entier !

Il me faut un cheval qui puisse porter à la fois cette massue, et ma gloire et ma haute stature.

Le Sipehbed resta étonné de ces paroles et ne cessa d’invoquer sur lui le nom de Dieu.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021